L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys

avril 19, 2013

Le second manuscrit que nous présentons dans une vitrine à réalité augmentée pour l’exposition «Le lecteur à l’oeuvre» est une copie du XIVe siècle produite à Bologne d’un texte juridique de l’empereur byzantin Justinien Ier. Sa décomposition révèle d’étranges surprises et nous invite, comme pour le Guido delle colonne à un voyage dans le temps. Je me base pour ce billet sur le texte de Valérie Hayaert (à paraitre dans le livre le lecteur à l’oeuvre chez Infolio) qui s’appuie elle-même sur certaines conclusions d’Élisabeth Pellegrin (1982, pp. 195-198.). Et toujours un grand merci à Radu Suciu qui me guide dans la compréhension dans ces mondes des manuscrits médiévaux. 

L’empereur Justinien a opéré au VIe siècle un grand travail de réorganisation législative. Au fil des siècles, les différents régimes avaient complexifié le droit romain primitif. Les juristes du Justinien ont procédé à une simplification, une modernisation et une uniformisation du code juridique de l’empire. Ce nouveau code a subsisté pendant de nombreux siècles comme base du droit. La page que nous présentons se présente sous la forme d’une mise en page complexe, comportant de multiples blocs de textes. Le texte juridique de Justinien est au centre de la page, présenté en deux colonnes. Le texte est accompagné de lettrines, mais surtout plusieurs signes qui, dans les marges, viennent aider la lecture.

justinien-Digeste-entouré

 

Pointeurs

En marge de la première colonne, une petite main, ou manicule, a été dessinée pour souligner un passage important.

Manucule

Ce signe calligraphique était fréquemment utilisé dans les manuscrits au Moyen-âge. Voytek Bialkowski, Christine DeLuca et Kalina Lafreniere proposent dans l’entrée « Manicule » du site Archbook de l’université de Toronto (Merci à Radu Suciu pour le lien) plusieurs exemples de ces petites mains. Ici sur un texte grec.

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Là sur une partition


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Dans les premières décennies de l’imprimerie, les typographes adaptèrent le signe pour l’inclure dans les nouveaux livres.

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Dans tous ces cas, la manicule joue le rôle d’un outil intellectuel qui favorise la mémorisation et aide la lecture du texte.

Au XIXe et XXe siècle, la manicule a été adaptée sous la forme de caractères d’imprimerie standardisés pour la publicité.

manicule-moderne

Prolongeant la filiation, Bialkowski, DeLuca et Lafreniere  considèrent qu’il s’agit de l’ancêtre des pointeurs utilisés dans les interfaces informatiques.

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Cette filiation est également discutée par Peter Stallybrass dans son exposé « The Book as Computer » donné à l’Université de South Carolina le 17 avril 2009 (en vidéo ci-dessous). Peter Stallybrass explique en complément que des le moyen-âge des « doigts mobiles », objets physiques déplaçables,  ont proliféré permettant aux lettres de tenir des livres ouverts, de pointer certains passages, etc. Stallybrass parle de « prosthetic fingers » offrant littéralement la possibilité d’avoir plus que dix doigts.

Mais face dans cette généalogie, une question de bon sens se pose. William H. Sherman la formule ainsi dans son livre Used Books: Marking Readers in Renaissance England

« why did so many readers, until relatively recently, take the trouble to stop and draw a whole hand when they simply wanted to mark something as important? And why did so many authors and printers use the increasingly heavy-handed image of the manicule to direct the attention of their readers? Unlike the simple line or even the figural flower and asterisk, the manicule has a gestural function that extends beyond its straightforwardly indexical one.  » (Sherman 2009, p.45)

La manicule médievale, comme celle que nous constatons en marge du texte juridique de Justinien est un donc autant un geste qu’un signe. C’est en particulier une signature personnelle, celle du lecteur, qui prend soin de marquer par de manière distinctive, par un doigt pointé stylisé, sa contribution à cette indexation du texte original. Avec le temps pourtant, elle se standardise, cesse d’être signature pour devenir symbole.

Smileys

En marge de la seconde colonne du texte juridique, un visage de profil est dessiné.

tête

Le copiste a peut-être suggéré qu’il faut marquer ici un temps de réflexion ou éventuellement son désaccord avec le contenu de ce passage. Nous pourrions considérer que ce type de visage est l’ancêtre de nos actuels « smileys ».

smiley

Rappelons que la lecture silencieuse n’existait pas à cette époque. Il était alors courant d’ajouter des indications pour guider la gestuelle ou l’intonation de l’orateur. C’est de nouveau un geste de lecture qui a pour fonction de modifier à la fois la perception et l’expression du texte. Le smiley trouve ici son origine dans une technique de l’oralité, dans un contexte où expression orale et art de la mémoire sont intimement associés.

Comme pour les manicules, le smiley fait des apparitions typographiques dans la presse au XIXe siècle par exemple dans ce numero du 30 Mars 1881 de  Puck magazine (reproduit dans le livre 100 diagrams that changed the world, Merci à Christophe Guignard pour le lien)

emoticons-imprime

David Crystal dans son analyse de l’utilisation contemporaine des smileys analyse le nouveau rapport à l’oralité que ces signes ont introduit dans le discours écrit (Crystal 2001, p. 38-39). Il est intéressant de voir que ce lien avec l’oralité trouve en fait ses racines dans d’anciennes pratiques médiévales.

Hyperliens

Justinien considère que le nouveau code publié en 533 est parfait et il interdit expressément tout commentaire des nouvelles lois ainsi présentées. Mais malgré l’interdiction, les copistes ont entouré le texte du digeste par les commentaires de François Accurse, grand juriste toscan. Il faut en effet adapter les textes anciens du droit romain à la situation du moyen-âge. François Accurse est d’ailleurs considéré par les Florentins comme un des citoyens les plus illustres. Il a sa statue dans le piazzale des Offices à côté de Dante ou Pétrarque, Boccace ou Amerigo Vespucci. Ses commentaires ont peut-être autant de valeur que le texte de Justinien lui-même.

Les commentaires sont associés au texte principal par un système de renvois basé sur des signes calligraphiques.

renvois

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Beaucoup de signes différents sont utilisés

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D’autres lecteurs ont commenté les commentaires de François Accurse, soulignant parfois certains mots. Ils utilisent un second niveau de renvois et écrivent dans les espaces encore vierges de la page. Parfois, un troisième niveau de renvois est présent.

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Ce jeu de renvois rappelle le principe contemporain de l’hyperlien. Dans la généalogie « classique » de l’hypertexte, on a coutume de se référer aux travaux de Ted Nelson ou au texte « visionnaire » de Vanevar Bush qui en 1945 dans « As we may think » définissent le principe du fonctionnement du Memex. Des auteurs comme Buckland (1998) se sont attachés à corriger et prolonger cette généalogie officielle en retraçant la lignée technique plus loin jusqu’à Paul Otlet ou jusqu’au bibliothécaire allemand Shuermeyer. Mais il faut évidemment réinscrire la lente conception du principe de textes en réseaux dans une perspective beaucoup plus vaste, qui englobe l’encyclopédisme du XVII et XVIIIe siècle et trouve ses racines dans les nombreux manuscrits qui au moyen-âge développent des outils complexes pour articuler plusieurs niveaux de gloses. Pour reprendre les idées de Pascal Robert (2010), le manuscrit est déjà un volume, un conteneur dont il s’agit d’organiser les circulations. Ici, c’est au niveau de la page, en deux dimensions, que des dispositifs innovants permettant la circulation entre les textes sont mis en place.

Ainsi, pointeurs, smileys et hyperliens sont déjà d’une certaine manière présents dans les manuscrits du XIVe siècle. Ils correspondent à des usages conventionnels que les technologie de l’impression d’abord, puis de l’informatique viendront mécaniser et standardiser. Ce processus de régularisation des représentations régulées que Pascal Robert décrit dans son livre Mnemotechnologies (Robert 2010) et dont j’ai discuté les principes dans un article récent, How books will become machines (Kaplan 2012) donne un cadre pour penser cette évolution. Des formes conventionnelles sont d’abord mécanisées dans leur production (caractère typographique remplaçant les manicules manuelles) puis dans leur usage (système d’hyperliens à la base du web plus puissant, mais aussi plus contraint).

Dernière remarque : En bas à gauche de la page qui nous intéresse, un lecteur a fait un petit dessin représentant deux chiens, l’un en laisse tirant la langue et l’autre libre s’approchant.

chiens

Qui s’est permis de griffonner sur ce texte juridique ? Pourquoi dessiner deux chiens ? Valérie Hayaert a trouvé la réponse à ces interrogations.  En fait, l’illustration fait ici directement référence au contenu du texte juridique. Le passage traite en effet de l’obligation pour le propriétaire d’un chien de le tenir en laisse dans les lieux publics. Même les graffitis procèdent ici d’une didactique.

Buckland, Michael. 1998. “What Is a Digital Document.” Document Numérique 2 (2).

Bush, Vannevar. 1945. “As We May Think.The Atlantic, July.

Crystal, David. 2001. Language and the Internet. Cambridge University Press.

Hayaert, Valerie. à paraitre. “Fiche Sur Le Justinien.” In Le Lecteur à L’oeuvre. Infolio.
Kaplan, Frédéric. 2012. “How Books Will Become Machines. In Lire Demain. Des Manuscrits Antiques à L’ère Digitale., 25–41. PPUR.

Pellegrin, Elisabeth. 1982. Manuscrits Latins. Bibliotheca Bodmeriana.

Robert, Pascal. 2010. Mnémotechnologies : Une Théorie Générale Critique Des Technologies Intellectuelles. Hermes Science Publications.

Sherman, William H. 2009. Used Books: Marking Readers in Renaissance England. University of Pennsylvania Press.

24 Réponses to “L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys”


  1. […] intitulé “L’origine médiévale des hyperliens, des pointeurs et des smileys” (lien). Il montre une continuité des pratiques de travail et de lecture des textes, du manuscrit à […]

  2. Le Miklos Says:

    Il me semble que la manicule est un moyen bien plus efficace pour indiquer – ou suggérer – l’importance d’un passage que le fait de le souligner : j’ai toujours trouvé que le soulignage – par un autre lecteur voire par soi-même – peut déranger la lecture, voire la relecture, surtout après un temps où l’on peut considérer que ce passage a perdu de son importance. La manicule est plus discrète.

  3. Jean-Paul Fontaine Says:

    Dans les incunables, le texte est parfois entouré de commentaires, ou gloses, imprimés dans un corps plus petit. Quand les commentaires sont brefs, ils sont placés dans les marges avec une petite main indiquant le passage glosé :on appelle ces annotations des « manchettes ».
    Aujourd’hui, ce terme de « manchette » s’applique aux gros titres situés en tête de la première page de la presse quotidienne.

  4. karl Says:

    Et avant cela la Thorah est un long commentaire hypertextuel de textes.

  5. karl Says:

    oups, mon erreur. Et j’avais Talmud dans la tête en plus. Merci Miklos.


  6. […] changements sociétaux, politiques… Je vous invite à lire l’article suivant : L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys – Pointeur… Vite un extrait […]


  7. Bonjour, et tout d’abord merci pour la synthèse que vous faites.
    Je vous cite : « Pour reprendre les idées de Pascal Robert (2010), le manuscrit est déjà un volume, un conteneur dont il s’agit d’organiser les circulations. »
    L’idée du conteneur n’est pas nouvelle dans un livre (le code de Justinien est un bon exemple) mais aussi en peinture (l’École d’Athènes de Raphaël par exemple) ou dans un discours (voir l’usage de la « maison de la mémoire » par Cicéron).
    Cette idée a des prolongements évidents dans certains types de livres, et nous avons travaillé chez VisiMuZ pour en tirer les conséquences. La théorie des ensembles peut alors nous aider. S’il existe une relation d’équivalence entre un guide touristique et le bâtiment décrit, le guide comme conteneur doit permettre de mieux organiser la circulation dans le musée contenant. L’ebook donne à l’auteur comme au lecteur des moyens supplémentaires par rapport au papier (lien entre le plan du musée et les sections du guide pour une navigation non linéaire, taille des images en fonction de la notoriété de l’oeuvre, caractères symboles tels qu’étoiles, flèches, puces, manicules, diamants, ou encore éléments complémentaires externes à l’ebook tels des fenêtres sur le monde). La signalétique dans l’ebook participe alors d’une ergonomie globale et doit permettre au lecteur une navigation simplifiée dans le guide et en parallèle devant les œuvres et dans les salles du musée. Une aide à la visite précieuse dans des musées pas toujours très simples à s’approprier.


  8. Merci de cette excellente notule. L’index de la manicule suggère, par association d’idées, un rapprochement avec un autre outil de l’Internet, à savoir le « moteur de recherche » dont l’origine médiévale est peut-être à chercher du côté des premières concordances bibliques élaborées dès le 13e siècle : on y voit en effet que le « mot-clé » est cité, comme aujourd’hui, dans le cadre d’un bref contexte ; par ailleurs la systématisation de l’indexation alphabétique favorise la rapidité de la recherche.


  9. […] L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys : The medieval origins of emoticons (in French) […]


  10. […] L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys […]

  11. riccardo baldissone Says:

    Cher Frederic,
    je voudrais ajouter quelques considérations qui peuvent aider à contextualiser votre exploration intéressante de l’origine de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys.
    Parmi la compilation des juristes byzantins du VIe siècle et le texte du XIVe siècle dont vous vous occupez une double révolution a eu lieu. À la fin du XIe siècle, le texte perdu de la compilation a été retrouvé lors des recherches d’archives mis en mouvement par la révolution papale en cours, et dans les décennies qui ont suivi, il a été réorganisée dans une structure hiérarchique autour des principes fondamentaux (voir Harold Berman, Droit et Révolution); en outre, le texte écrit a été rationalisée sur la page grâce à une série d’innovations scripturaires (indices, chapitres, soulignement, etc., voir Ivan Illich, Dans la Vigne du Texte) qui peuvent être vus sur le manuscrit photographié. Les interventions graphiques que vous avez à juste titre soulignées sont des exemples de la révolution textuelle du XIIe siècle, dont les effets sur la culture européenne peuvent être comparés à ceux des innovations fondamentaux comme l’introduction de l’imprimerie.


  12. A noter que le manicule a été intégré dans la norme unicode (U+261E, et ses variantes). A titre personnel je l’ai choisi pour les renvois internes de mon bouquin. Il me semble que me suis inspiré inconsciemment d’anciens manuels informatique des années 90 … mais qui utilisait le manicule dans le sens classique de lieu important.

    Existe-t-il des usages anciens du manicule pour faire des renvois ? Pas à ma connaissance. Mais qui sais !


  13. L’ha ribloggato su alba fragalia arabae ha commentato:
    Ajoutez votre grain de sel personnel… (facultatif)


  14. […] un billet somme toute assez ludique, l’historien Frédéric Kaplan propose une généalogie du lien hypertexte, de la souris et […]


  15. […] Frederic Kaplan, L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys, 19 avril 2013, https://fkaplan.wordpress.com/2013/04/19/lorigine-medievale-de-lhyperlien-des-pointeurs-et-des-smiley… […]


  16. […] du moins ce qu’avance plusieurs chercheurs dans cet article, démonstration à l’appui ! Autant je suis convaincu pour les "pointeurs", autant […]

  17. Berger Jean Says:

    Bonjour,

    A toutes fins utiles, l’indexation et la recherche de contenu, objet du plus grand groupe industriel de l’Histoire, à savoir GOOGLE, né de la pleine exploitation de la technologie intellectuelle internet, me semble être plus pertinent que « l’hyperlien », que les philologues appellent « renvoi » et qui est somme toute assez banal, peu typique et assez concomitant de l’apparition du support écrit, je crois. Comme tous les intruments e pointage à des fins de lecture d’ailleurs.
    Comme entrée du point de vue strict des technologie de la connaissance, l’essentiel des enjeux, et particulièrement avec internet, étant de repérer une information donnée ou pertinente dans une masse d’informations. Par ailleurs pour ne pas « réinventer l’eau chaude » perpétuellement ou se livrer à des interprétations trop fantaisistes qui n’ont pas lieux d’être vis-à-vis de la philologie et codicologie médiévales et classiques, ainsi que pour signifier au commentateur Monsieur André-Yves Bourgès, que depuis les travaux du couple House sur l’indexation biblique dans les milieux universitaires et conventuels parisien du XIIIe siècle, le sujet a retenu l’attention de quelques chercheurs et quelques découvertes ont été faites, je me permets de renvoyer à l’un de mes articles, publié dans la revue anglo-saxonne « The indexer » qui fait le point de la question de « l’indexation de contenu » médiéval en 2006 :

    https://www.academia.edu/1515740/Indexation_memory_power_and_representations_at_the_beginning_of_the_12th_century_The_rediscovery_of_pages_from_the_tables_to_the_Liber_de_honoribus_the_first_cartulary_of_the_collegiate_Church_of_St._Julian_of_auvergne_Brioude_


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