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La fonction architecturante du livre

juillet 27, 2010

Ce billet m’est inspiré par la lecture du livre Mnémotechnologies de Pascal Robert. En p.360, il est évoque  ce qu’il appelle la « fonction-livre ». J’essaie d’explorer un peu ici cette notion et sa pertinence pour le livre numérique.

Nous pouvons penser le livre papier comme un lieu aménageable et fermé. Une maison par exemple. Ou un petit jardin. Ou une imposante église.  Ou une scène de théâtre. Cela dépend évidemment du livre que l’on a à l’esprit.  Si l’on suit cette métaphore, la fonction d’un livre papier serait d’organiser dans l’espace un ensemble de documents textuels et graphiques et ainsi de présenter à ses lecteurs la mise en scène d’un système de pensée. L’auteur du livre joue le rôle de l’architecte. Il compose, dispose, bref, aménage le lieu.  Pour son futur lecteur, il trace une route principale et organise éventuellement des chemins de traverses, tout comme l’architecte structure son espace en en contraignant les principaux cheminements.

C’est précisément parce qu’il permet cette structuration hiérarchique, que le livre traditionnel a pu être le support de la demonstration longue et de la narration complexe. C’est parce qu’il est fermé comme un bâtiment qu’on visite, avec une entrée et une sortie, un début et une fin, qu’il permet le récit borné et l’argumentation articulée. En d’autres termes, c’est parce qu’il peut être structuré de manière architecturale que le livre a permis la pensée architecturée.

Cette association livre-architecture n’est évidemment pas nouvelle. Il suffit de penser à Victor Hugo et Notre-Dame-de-Paris, le livre de pierre menacé par l’arrivée du livre de papier. Elle est aujourd’hui souvent utilisée pour insister sur  la lourdeur, la rigidité de la pensée portée par le livre. Face au livre  « fermé », certains ont souligné les vertus libératrices de la pensée « ouverte », réticulée, décentralisée, que permettraient Internet et le web.

Sans rentrer dans la polémique ce débat, on peut sans doute affirmer que livre et réseau sont porteurs de deux fonctions différentes,  architecturante pour le premier, rhizomique pour le second. L’un dompte la complexité en l’organisant dans un espace fermé, l’autre la fragmente, la disperse, l’éclate et ainsi l’apprivoise. Au risque d’être consensuel, il est raisonnable de penser que ces fonctions sont complémentaires et qu’elles peuvent co-exister dans nos pratiques culturelle d’écriture et de lecture. Mais il faut cependant noter qu’elles sont des forces antagonistes, difficile à faire cohabiter.

Si je me permets de revenir sur ce qui peut sembler des lieux communs, c’est qu’ils sont au cœur des enjeux sur le futur de la lecture et du « livre électronique ». Parce qu’il est implicitement l’héritier du livre papier, le livre électronique pourrait avoir vocation à faire revivre la fonction architecturante du livre dans le contexte de la lecture sur écran. Pourtant il n’en prend pas toujours le chemin.

En effet, les technologies du numérique dans leur ensemble (et pas seulement celles du réseau) ont tendance à réticulariser tout ce qu’elles touchent, à décomposer ce qui est décomposable. Elles tendent à transformer les objets structurés et fermés en rhizomes liant des ensembles ouverts d’éléments.

Rappelons-nous que dans le domaine de la musique, le concept album, pensé comme un parcours fermé et structuré gravé dans la structure stable des sillons d’un disque vinyle, n’a pas bien résisté au passage au réseau. Il s’est métamorphosé en un semble de morceaux individuels, isolables, liés les uns aux autres de manière fluide, facilement réorganisables.

Le livre dans son passage au réseau n’échappe pas à cette tendance à la fragmentation. Plusieurs entreprises (par exemple storylab en France) proposent déjà la vente de livre sur iPhone, chapitre par chapitre, reexplorant le modèle commercial du feuilleton. Il n’est pas impossible que cette formule connaisse un certain succès, voir qu’elle conduise à une littérature particulière poussant cette tendance, pourquoi pas, jusqu’à sa limite (livre acheté page par page, ligne par ligne, livre recomposé à la demande, etc.). A nouveau, pas de jugement de valeurs ici, juste le constat d’une force qui fragmente, qui déstructure, qui décompose le livre-édifice.

Cette tendance à la fragmentation travaille également le livre électronique de l’intérieur. Une majorité des grands acteurs de l’édition semble avoir choisi le format ePub comme standard de diffusion des livres numériques sur le réseau. Ses qualités principales sont qu’il offre une grande flexibilité d’adaptation à des diverses interfaces de lecture. La taille des fontes est modifiable par le lecteur, dans certains cas le mode de pagination (simple page, double page) également. Il permet que le texte soit, selon le terme consacré, « reflowable« . Pour permettre cette fluidité, il faut décomposer le fichier numérique qui a permis l’impression du livre papier pour en extraire les éléments textuels et graphiques et recomposer sommairement les caractéristiques principales de leur mise en page dans un langage de description. Ainsi, la conversion au format ePub extrait le « contenu » du livre pour le rendre fluide et ré-adaptable à une grande variété d’interfaces. Tout ce qui fait l’apparence d’une page d’un livre papier, la composition précise, la typographie, la mise en page, est perdu dans ce processus. Le livre au format ePub cesse d’être un édifice, il devient de l’information organisée, une maison réduite à un plan figurant un ensemble d’éléments reliés les uns aux autres.

Que le livre numérique devienne autre chose que le livre papier n’est pas en soi un problème. Mais il me semble qu’au sein des nouvelles technologies qui sont en train de voir le jour dans le monde de l’édition numérique devrait trouver sa place une forme de livre numérique qui conserve et prolonge la fonction architecturante du livre papier. Il s’agirait d’un format adapté à la narration ou à la demonstration longue, qui donnerait des outils architecturaux à l’auteur pour construire et mettre en scène son propos, en tracer les voies de navigation et proposer des expériences de lecture intellectuellement et esthétiquement riches. Pour conserver leur intégrité, la présentation et l’interactivité des œuvres ainsi produites seraient basées d’abord sur des choix éditoriaux (typographie, organisation spatiale, graphique et sonore) et seulement ensuite sur les préférences du lecteur. Ce format devrait permettre de construire des édifices complexes et fermés qui s’ils permettent néanmoins de tisser des liens vers autres objets du réseau ne se fassent pas fragmenter par lui. Il devrait donner naissance à des livres numériques qui, au delà des simple fac-similés des livres papiers ou  des sites webs déguisés dont nous sommes aujourd’hui coutumiers, proposerait enfin des supports nouveaux pour structurer des propos complexes. La fonction architecturante du livre pourrait alors continuer de jouer son si important rôle culturel mais dans autre format.


Le Livre des Livres

juillet 26, 2010

En week-end chez des amis au Tessin, je suis tombé par hasard en furetant dans leur bibliothèque sur un recueil de nouvelles de Borges que j’avais déjà lu il y a plusieurs années. Son actualité par rapport aux enjeux actuels du livre numérique m’a frappé.

Un homme blond et âgé frappe à la porte du narrateur pour lui vendre des bibles. Le narrateur n’est pas intéressé, des bibles, il en a déjà beaucoup.  Le vendeur ouvre alors sa valise et pose sur la table un grand volume relié en toile. Le narrateur le soupèse, son poids est insolite. Il ouvre une page au hasard et découvre un texte dans une langue inconnue, imprimé en deux colonnes. Les lignes sont serrées, les mots disposés en versets. La page de gauche porte le numéro 40514, en chiffre arabe,. Mais étrangement sur la page de droite est inscrit 999.  Sur la page suivante c’est un numéro à 8 chiffres. On y voit une petite illustration : une ancre dessinée à la plume.

Le vendeur de livre prévient « Regardez-là bien. Vous ne la verrez jamais plus » .

Le narrateur ferme le volume en repérant au mieux la page qu’il vient de consulter et le ré-ouvre aussitôt et effectivement, il est incapable de retrouver la page avec la petite ancre.

Le vendeur explique qu’il a acheté ce volume à un indien qui ne savait pas lire. Son possesseur l’appelait le livre de sable car « ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin ». Lui l’appelle le « Livre des Livres ».

Le narrateur tente d’ouvrir le livre à la première page. Impossible. Il reste toujours des feuilles entre la couverture et son pouce. Impossible non plus d’atteindre la dernière page.

Finalement, le narrateur fasciné décide d’acheter le mystérieux volume. Il le dissimule dans sa bibliothèque mais dès la première nuit il ne trouve pas le sommeil. Vers 3h du matin, il reprend le livre et commence à le feuilleter. De page en page, ils découvrent d’autres textes, d’autres images. Le livre semble effectivement inépuisable.

Le narrateur décide de ne montrer et ni de ne parler de son trésor à personne. La nuit, lorsqu’insomniaque, il n’est pas en train de lire, il rêve du livre. Il en est devenu prisonnier. Il songe à le brûler, mais la combustion d’un livre infini ne risquerait-elle pas d’asphyxier la planète par sa fumée ?

Alors, conscient qu’il doit se séparer de ce livre monstrueux, il choisit un jour d’ « oublier » le livre dans un des rayons de la Bibliothèque nationale. Profitant d’une inattention des employés, il le laisse là sur une étagère au hasard, en s’efforçant de ne pas regarder où précisément il le dépose. Et depuis ce jour, il évite consciencieusement de passer dans cette rue.

Comme bien d’autres nouvelles de Borgès, « Le livre de sable » me trouble par son apparente pre-science. Borges concentre sur quelques pages et avec l’économie de moyen qui caractérise son style, un nœud de questions qui me semblent être au cœur des transformations que connaît aujourd’hui le livre.

Essayons d’y voir plus clair. « Le livre de sable » prolonge le thème que Borgès avait exploré dans la Bibliothèque de Babel, un lieu qui contiendrait tous les livres. La transition de la bibliothèque au livre n’est pas si dérangeante, car finalement les livres sont biens des lieux. Ils organisent physiquement les pages dans l’espace comme la bibliothèque dispose les livres en étagères et rayons. Le livre, comme le bibliothèque, est avant tout un un classeur : il rassemble, regroupe, étiquette, organise. Et  le livre, comme la bibliothèque, propose divers manière de naviguer dans les documents qu’il organise, tables des matières, notes, bibliographies, index

On sait également depuis l’Encyclopédie de Diderot de d’Alembert que le livre, malgré son évidente finitude, peut avoir l’ambition de l’exhaustivité. Le fait que compiler sous forme de texte et d’image le savoir de toutes les sciences et les techniques soit une ambition jamais atteignable, n’empêche pas de perpétuellement la poursuivre. L’Encyclopedie comme projet ou processus se pense comme une quête toujours en cours. Elle n’est jamais finie, toujours à reprendre, en perpétuel chantier. Comme le sable, elle n’a « ni commencement ni fin ».  Un livre qui contiendrait tous les livres n’est finalement pas une idée si extravagante. C’est le projet effectivement entrepris dès le XVIIIe siècle d’un livre toujours en mouvement.

En ce début du XXIe siècle, loin d’être un utopie, plusieurs projets internationaux (Google Books, Gallica, etc.) œuvrent à la construction effective d’un livre qui contiendrait tous les livres ou plus précisément qui serait en permanence en train de les intégrer en son sein. Les interfaces de lecture vers cet immense et unique livre sont pour l’instant bien frustres, limitées à une fenêtre sur un ordinateur, et paradoxalement peu propices à la lecture.  Mais on peut sans crainte affirmer que les manières de lire ce livre des livres font se diversifier et s’enrichir. Peut-être d’ailleurs prendront-elles la forme d’un livre physique, feuilletable, comme l’objet de la nouvelle de Borges ?

Comme le pressentait Borges, la question centrale et fascinante autour de ce livre des livres n’est pas tant la manière dont il pourrait effectivement contenir tous les autres livres (problème d’ailleurs éludé dans la nouvelle) mais comment il pourrait organiser ce contenu potentiellement infini. A quoi ressemblerait les parties, les chapitres et en premier lieu les numéros de pages de ce livre des livres. Derrière l’interrogation théorique et littéraire se cache un véritable enjeu pratique.

J’aime moi-même du réfléchir à cette question en lançant l’an dernier le projet Bookstrapping, dont l’ambition est de pouvoir accueillir les commentaires sur les pages de n’importe quel livre. Il fallait trouver un moyen simple de faire références à la page d’un autre livre, c’est à dire inventer une manière de donner un numéro de page unique à n’importe quel page de n’importe quel livre. Comme s’il n’y avait en fait plus qu’un seul grand livre qui les contiendrait tous…

Les livres publiés sont aujourd’hui identifiés selon une convention internationale par un numéro ISBN. Le couple ISBN et numéro de page indique donc sans amiguité, une page unique d’un livre. Par exemple l’édition folio du « Livre de Sable »  de Borges porte le numéro 978207037618. La page 140 de ce livre (où le vendeur explique l’origine du nom « Livre de Sable » ) pourrait recevoir un numéro de page unique 978207037618-140 qui identifierait parmi toutes les autres pages de tous les autres livres. Seulement voilà, c’est un bien grand nombre.

Nous avons donc réfléchis à la manière de raccourcir cet identifiant. C’est un problème classique en informatique et de multiples stratégies pour recoder un espace large vers un espace plus compact peuvent être envisagées. On peut par exemple déjà encoder le numéro de page dans une « base » de dimension supérieure à 10 en n’utilisant par exemple seulement les chiffres, mais aussi les lettres, majuscules et/ou minuscules, voir d’autres signes particuliers. L’utilisation d’un grand nombre de symboles différents peut cependant poser problème. Le numéro de page devient court, mais potentiellement difficile à lire et à écrire. Nous avons donc choisi le compromis de n’utiliser que des chiffres et des lettres minuscules.

Pour réduire encore la longueur du numéro de page, nous avons développé une approche basée sur une table de correspondance simple dans laquelle les numéros de pages sont « alloués » dans l’ordre de leur utilisation. A partir de l’ISBN et du numéro de page, notre algorithme peut assigner ainsi un identifiant unique, court, facile à reconnaître et à écrire. Nous appelons cet identifiant le hash number (HN) de la page. Inversement nous pouvons évidemment étendre un hash number pour retrouver l’ISBN et le numéro de page correspondant.

Nous avons installé un serveur, book.hn, qui fait ce travail de correspondance.  Par exemple, la page http://book.hn/7sus redirige ainsi directement vers la page correspondant à la page 140 du livre de sable sur le site Bookstrapping. Peux-être un jour imprimerons-nous deux numéros de page sur chaque page d’un livre ? L’un indiquerait sa place dans ce livre particulier, l’autre son identifiant dans le Livre des Livres.

Qu’est ce qui, dans la nouvelle de Borges, rend le livre des livres monstrueux ? Est-ce son contenu virtuellement infini qui aspire la curiosité du narrateur jusqu’à l’en faire perdre le sommeil ? Ou est-ce son absence apparente de logique interne, l’impossibilité de retrouver une page consultée ? Autrement dit, est-ce qu’un livre des livres indexé, étiqueté, documenté cesserait d’être monstrueux ?

Nous le saurons sans doute un jour car le Livre des Livres pourrait devenir d’une manière ou d’une autre une réalité. Nous aurons peut-être un jour la possibilité d’accéder à tous les livres du monde par l’intermédiaire au moyen d’une interface de lecture unique. Il est trop tôt pour dire quel sera le modèle économique de ce metalivre, qui en seront les acteurs principaux, mais de la même manière que la technologie nous amène progressivement à ne considérer qu’un seul grand ordinateur planétaire, il ne devrait y avoir au final qu’un seul livre les contenant tous… un livre en perpétuel expansion, toujours en chantier, sans début ni fin…