Archive for janvier, 2011

Le livre-papier comme projection du livre-machine

janvier 27, 2011

Dans un billet stimulant, Thierry Crouzet se demande si on ne pourrait pas considérer un livre papier comme la projection en deux dimensions d’un livre électronique de dimension supérieure. J’aimerais approfondir ici cette idée de projection, m’appuyant comme souvent sur les réflexions éclairantes de Pascal Robert sur ces questions qu’il développe dans son livre sur les Mnemotechnologies.

Dimension 0 : les mots

Une langue permet d’exprimer une réalité dans nombre n de dimensions, projections partielles d’un monde dont les dimensions sont potentiellement infini ou tout au moins très grandes. Mais la langue n’est pas en tant que telle représentable. On ne peut la percevoir que par des projections sommaires et évidemment très partielle  : dictionnaires, recueils de règles de grammaires,  corpus de textes, etc. A défaut de pouvoir représenter la langue, nous pouvons tenter dans la décomposer dans ses éléments atomiques. Au cœur du pouvoir expressif multidimensionnel d’une langue, le mot constitue un point, un objet de dimension zero, par définition insécable.

Dimension 1 : les textes

Sous la forme de séquences de mots liés les uns avec les autres, paroles et textes se déploient linéairement. Ce sont des objets unidimensionnels, des lignes. Représenter la réalité sous cette forme est évidemment un défi. C’est l’impossible mission de la littérature et du discours scientifique. D’une certaine manière, les hommes n’ont cessé d’essayer d’échapper à cette emprise de la dimension 1 en inventant des technologies pour s’exprimer dans des dimensions supérieures.

Dimension 2 : les pages, cartes, diagrammes, tableaux, arbres

En inventant la carte, les diagrammes, les graphes, les tableaux, les arbres, nous avons pu déployer nos idées en deux dimensions, les organiser dans le plan. Pour produire un document de dimension 2, nous pouvons soit prendre du matériel de dimension 1, un texte par exemple et le projeter sur un plan. Il faut pour cela le « mettre en page », l’organiser sous forme de lignes et de colonnes, l’ordonner en profitant de la liberté de ce nouvel espace. Appelons ce type de projection d’un espace de dimension inférieure vers un espace de plus grand dimension une expansion (Pascal Robert utilise le terme Traitement que je trouve un peu abstrait).

Nous pouvons également utiliser un document de dimension 2 pour représenter une réalité qui se présente elle-même sous forme plane ou d’une manière générale qui a une nature surfacique. C’est le rôle des plans, des cartes géographiques. Parce que la représentation a plus ou moins la même dimension que ce qu’elle représente il devient possible de naviguer de manière intuitive entre ces deux espaces même s’il y a parfois des problèmes d’isomorphies (p.e. la surface d’une sphère représenté sur une carte n’est en fait pas plane).

Enfin, un document de dimension 2 peut représenter une réalité de dimension supérieure, par exemple une objet en trois dimension, en le projetant selon une perspective particulière.

Dimension 3: Les livres papiers

Le livre papier n’est pas un objet de dimension 2. Il faut le penser comme un objet de dimension 3:  un lieu, un conteneur, un classeur de document de dimension 2. De la même manière que le texte s’organise sur la page, en passant de la dimension 1 à la dimension 2, le livre organise les pages, les cartes et les tableaux en passant de la dimension 2 à la dimension 3. Il articule dans l’espace une accumulation d’objets potentiellement hétéroclites. Par livres papiers nous entendons aussi bien les premiers Codex que les livres aujourd’hui imprimés et reliés par des machines. Alors que le rouleau reste prisonnier de la dimension 2, ne parvenant pas à obtenir une profondeur stable (il s’écrase quand on veut lui donner un volume), le livre,  lui, en tant qu’espace de dimension 3, donne un structure spatiale à la pensée exprimée. C’est la fonction architecturante dont j’ai déjà traitée.

La longue histoire du livre papier nous a montré que celle forme est capable d’accueillir des représentations d’une étonnante complexité, de rendre compte de réalité de dimensions extrêmement supérieures à la dimension 3. L’Encyclopédie pensée dans son projet comme un livre-bibliothèque en perpétuelle expansion, accueille  les connaissances du monde dans son ensemble, passées, présentes et futures. Pendant longtemps, elle n’a rempli cette mission que sous la forme d’une collection de livres papiers.

Dimension 4: Les vidéos

Pour capturer la 4eme dimension, c’est à dire le temps, la vitesse, la cinématique, le flux, nous avons du inventer encore d’autres technologies. Techniques photographiques et cinématographiques utilisent le mouvement pour capturer le mouvement pour le cartographier, comme le plan représente le paysage, toujours avec une échelle, une perspective, un cadre particulier. Comme pour les autres technologies, il devient possible d’étendre en 4D des représentations de dimensions inférieures (fluidification de documents textuel, graphique, etc) et d’obtenir ainsi de nouvelles manière de les ordonner et de les organiser.

Dimension n>4 : Les machines informatiques et les livres-machines

Les machines informatiques, décrites à partir de langages qui leur permettent non seulement d’organiser des documents de dimension 1 à 4 dans des espaces complexes mais d’intégrer la définition de leur propre interactivité appartiennent à des dimensions supérieures ou égale à 4. Elles peuvent étendre ces documents de dimension inférieure en les tissant les uns aux autres de manière interactive. Elles permettent de rendre compte des articulations de phénomènes de dimensions supérieures.

Les livres « électroniques » pensés comme des machines informatiques, appartiennent naturellement à cette dernière catégorie. Leur complexité expressive varient évidemment selon le format ou le langage dans lesquels ils sont décrits. Certains formats de fichiers ne permettent pas du tout l’exploration des dimensions supérieures à 4.  Par exemple, le format ePub ne permet de décrire que des hypertextes simples dont la dimension est probablement inférieure à 2 (la question de la dimension d’un hypertexte est un sujet de recherche en soi). Mais cette faible dimension, rend la production de ces fichiers en partie automatisable à partir de descriptions de dimensions supérieure. A titre d’exemple il est possible de produire sans véritable difficulté, un ePub à partir d’un Bookapp. En ce sens le schéma de Thierry Crouzet est tout à fait juste (même si je ne mettrais pas l’hypertexte au dessus du livre-papier).

Expansion de livres-papiers sous forme de livres-machines

Aujourd’hui une grande partie des efforts de l’édition numérique consiste à adapter des livres-papiers en livres-machines, c’est à dire à les projeter de la dimension 3 vers une dimension supérieure. De la même manière qu’il n’est pas évident d’adapter un texte en vidéo, le grande liberté que permet l’expansion d’un livre-papier en livre-machine n’est en général exploitée que très timidement. Il nous faudra du temps avant de prendre nos marques dans cet espace large, avant de savoir en exploiter les multiples articulations de manière pertinente.

Projection de livres-machines sous forme de livres-papiers

Symétriquement, ce qui est intéressant dans les perspectives de projections de livres-machines vers des livres-papiers, c’est qu’elles permettent d’anticiper un futur où interfaces de lecture papier et digitale coexistent de manières complémentaires. Déjà, plusieurs éditeurs avec lesquels nous travaillons ont décidé de publier certains de leur titres d’abord en Bookapp puis, si ces oeuvres rencontrent leur public, de les produire ensuite sous format papier (cette traduction du livre de Daniel Kaplan par exemple)

Mais il est clair que le processus de projection d’un livre-machine vers un livre-papier donne une flexibilité nouvelle. Par quel procédés de recadrages, les extensions multidimensionnelles que le livre-machine permet pourront elles trouver place sous une forme imprimée ? Nous avons déjà quelques éléments de réponses. Mon dernier livre, la métamorphose des objets, est, d’une certaine manière, un livre-machine où chaque page est extensible par les lecteurs. Aucun problème pour autoriser ce type d’interaction avec le format Bookapp (voir le premier chapitre ici). Sous format papier nous avons utilisé le double procédé de mini-URL et de QRCode placés en bas de chaque page pour faire le lien entre le papier imprimé et les extensions apportées par les autres lecteurs stockées sur un serveur. C’est une technique de projection possible. Il en existe de nombreuses autres.

Ce genre de procédés peut être systématisé. Nous travaillons aujourd’hui sur un mécanisme qui permettra de produire automatiquement à partir d’un livre au format Bookapp, une version papier intégrant annexes hypertextes et utilisant URL et QR Code de façon pertinente pour pouvoir ainsi bénéficier du confort de lecture et des avantages pratiques du livre traditionnel mais également d’introduire dans le format papier une partie des extensions possibles avec les livres-machines. Peut-être est-ce au lecteur lui-même de  décider au moment de l’achat, le type de projection/recadrage qu’il souhaite.

Ainsi se dessinent les contours d’un monde où les livres seront produits sous forme de matrices informatiques capables de se projeter sur de multiples documents de dimensions plus faibles :  textes, hypertextes, livres-papiers, chacun adapté à des contextes de lecture différents. Dans ce monde, le livre « traditionnel » gardera finalement une forme assez proche de sa forme actuelle. Mais pensé comme projection d’un document-machine de plus grande dimension, son mode de production sera par contre complètement différent.

Le devenir machinique du livre

janvier 19, 2011

Invité à contribuer au débat RSLN/Microsoft sur le thême « Le livre numérique c’est pour bientôt« , j’ai écrit une brève prise de position au sujet du « devenir machinique du livre »

« Les débats stériles qui opposent partisans du livre papier et les adeptes des nouvelles interfaces de lecture nous empêchent de voir la grande mutation que la technologie de Gutenberg est en train de subir : le devenir machinique du livre.

Certes, un livre papier propose déjà de manière implicite diverses formes d’interactivité : lecture immersive, feuilletage, etc. Mais en devenant « application » sur l’écran d’une tablette, d’un ordinateur ou d’un téléphone, il peut désormais intégrer la définition de son interactivité au sein de sa propre structure. Il cesse ainsi d’être un document inerte pour devenir une véritable machine. Auteurs et éditeurs, comme des ingénieurs-architectes, spécifient les chemins que le lecteur pourra prendre, les portes vers l' »extérieur » qui lui seront proposées et sculptent de manière précise le type d’expérience de lecture qu’ils souhaitent offrir. Plus que de simples œuvres interactives, les plus audacieux d’entre eux proposent déjà des romans plus immersifs, des manuels scolaires plus didactiques, des guides de voyages plus contextuels, des livres d’érudition plus érudits, des essais enrichis par leurs lecteurs, des magazines plus divertissants. Ce n’est qu’un début.

Depuis quelques mois, des outils, des langages et des plateformes apparaissent pour concevoir, distribuer et vendre ces premiers livres-machines originaux et pour « machiniser » les publications classiques. C’est une nouvelle chaîne du livre où auteurs, éditeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires devront réinventer leur rôle. L’année qui s’annonce promet d’être passionnante. »

Je sais que ce « devenir machinique » donne souvent lieu à des interprétations divergentes. Je profite d’avoir ici un peu plus de place pour préciser ma pensée. Comme je l’ai déjà dit, une des illustrations de cet avenir est le développement du format Bookapp, pensé comme un langage de programmation pour livres-machines. Le kiosque de publications iPad que nous avons conçu pour Jaeger-LeCoultre donne un aperçu de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui avec ce format dans le domaine des beaux livres « machinisés ». Dans le « YearBook », une des deux premières publications téléchargeables depuis ce kiosque, les pages s’animent comme des trompe-l’œil : un nuage circule lentement dans le ciel, un texte « scrollable » disparaît derrière des stalactites de glaces, la perspective d’une photo de montage change selon l’inclinaison de l’appareil, une galaxie se met lentement en rotation, des montres aux mécanismes complexes se mettent toutes seules à l’heure. Nous ne souhaitions par créer un dessin animé ou un jeu video, mais au contraire garder le rapport contemplatif que l’on peut avoir avec un beau livre. Sauf qu’ici tout est machinisé.

L’erreur serait de penser que l’on ne peut produire avec ce nouveau langage que des beaux livres machinisés. Nous travaillons à la « programmation » d’interactions adaptées aux livres d’érudition, aux articles scientifiques, aux livres de cours et aux romans. Chacune de ces lectures est spécifique par ses gestes, ses contextes et ses objectifs. La machinisation sera donc différente.

D’une manière générale,  il s’agit surtout d’effectuer un changement de perspective. Lire n’a jamais été une activité passive, un simple transmission d’information. Sur n’importe quel livre papier,  se nouent déjà entre lecteur et le texte des relations complexes, des interactions structurées. C’est pourquoi il peut être pertinent de penser la relation du lecteur au livre avec le vocabulaire des sciences de l’interaction homme-machine. Comme pour n’importe quel autre objet technique, nous devons décomposer les interactions du lecteur, identifier les modalités, les routines, les contextes d’utilisation, les objectifs et les stratégies sous-jacentes. Ces processus d’interaction incluent un jeu complexe de gestes explicites et de pensées implicites: un langage qu’il s’agit aujourd’hui de transcrire et d’interpréter, afin de pouvoir proposer des livres-machines qui exploitent et développent au mieux les pratiques déjà à l’œuvre dans les livres papiers.

Documentalisation des flux, fluidification des documents

janvier 7, 2011

Dans sa sélection des  50 meilleures inventions de l’année 2010, Time Magazine a choisi le magazine social Flipboard. Cette application iPad permet de consulter dans une mise en page qui rappelle celle des magazines des flux Twitter et Facebook que l’utilisateur peut librement choisir. Chacun peut ainsi se créer un magazine entièrement personnalisé, mis à jour en temps réel. Cette application et plusieurs autres (en particulier paper.li) explore une nouvelle tendance que nous pourrions appeler : la documentalisation des flux.

Comme l’écrit Pascal Robert, la fonction même d’un document est d’« arraisonner l’événement, de passer du flux à une relative stabilité sans laquelle on ne peut construire les outils du travail intellectuel ». En ce sens chaque tweet peut déjà être considéré comme un micro-document (les débats judiciaires autour de l’affaire Assange au cours desquels des tweets sont intentionnellement effacés puis retrouvés illustre bien ce point). Lorsque l’on tweet il s’agit bien, d’une certaine manière, de « documentaliser » un événement pris dans un flux.

De la même manière qu’il a été pertinent il y a plusieurs siècles de regrouper des documents-feuillets au sein d' »hyperdocuments » appelés livres, des outils comme Flipboard semble illustrer aujourd’hui l’intérêt de regrouper des micro-documents comme les tweets ou les statuts Facebook dans des hyperdocuments structurés. Ces magazines personnalisés reflètent les choix et les intérêts d’un individu, et à travers sa propre manière de sélectionner des flux, une certaine perspective sur l’information mondialisée et temps réel. Il s’agit en quelque de sorte, si l’on veut rajouter encore un néologisme, d’une nouvelle forme de micro-éditorialisation.
Ces nouvelles pratiques s’accompagne d’un retour en force de la notion de page, sans doute trop rapidement enterrée par les tenants de la fluidité des contenus. En tant que « lieux » et classeurs de microdocuments, les hyperdocuments doivent proposer des formes architecturales structurées. On pourrait interpréter les « magazines » de Flipboard comme des livres auxquels on rajouterait constamment des pages de début.

L’option actuelle prise par les concepteurs de Flipboard semble pourtant un peu différente. Les magazines générés ne sont ni archivables, ni référenciables. Ce ne sont en fait pas à proprement parler des  hyperdocuments, juste une sorte d’appareillage optique qui rend visible mais ne mémorise pas.

Il ne serait pas étonnant de voir apparaître dans les mois qui viennent des processus de documentalisation qui opteraient au contraire pour une forme de cristallisation progressive des flux d’actualité. Les pages de ces magazines se stabiliseraient au bout de quelques jours et deviendraient ainsi de véritable documents, citables et archivables. D’une certaine manière, Paper.li semble prendre ce chemin.

Pour finir, il est intéressant de constater que l’on voit apparaître symétriquement à ces processus de documentalisation des flux, des nouveaux services de fluidification de documents. Le service Qwiki en est l’exemple le plus illustratif. A partir des informations disponibles de plusieurs base de données, Qwiki produit automatiquement des petits spots d’information consultable comme de vrais programmes télévisuels. L’effet est impressionnant. Les documents stabilisés redeviennent des flux. La boucle est bouclée (il y a même un spot sur Flipboard)

Verzettelung : être perdu dans ses propres fiches

janvier 3, 2011

La langue allemande est quand même extraordinaire. J’ai découvert en suivant les discussions récentes sur le Humanist Discussion Group, qu’elle propose un terme spécifique pour cet état de confusion particulier qui caractérise le fait d’être perdu dans trop d’information organisée : Verzettelung, être perdu dans ses propres fiches. C’est bien là un autre type de perte de repère que celle qui caractérise les immersions déstabilisatrices de la lecture Mer du Nord. Verzettelung s’approche un peu de l’anglais information overload, popularisé selon Wikipedia par Alvin Toffler, mais qui reste beaucoup plus générique et imprécis. Il semble que le Français ne soit pas aussi riche pour décrire la phénoménologie de la confusion informationnelle.

Bizarrerie: Si l’on n’en croit Google Ngrams, Verzettelung a atteint son pic dans les livres en Allemand grosso modo durant la première et la seconde guerre mondiale. Le terme est en déclin dans la seconde moitié du XXe siècle. Est-ce un artefact ?