Archive for avril, 2011

Editeurs, libraires, bibliothécaires : maîtrisez votre futur numérique !

avril 29, 2011

Lundi 2 mai, Hubert Guillaud et moi-même organisons au Salon du Livre une journée d’ateliers pour la formation des éditeurs, libraires et bibliothécaires. Notre objectif est que chaque acteur du monde l’édition puisse mieux comprendre les enjeux et les technologies de ce monde en mutation pour élaborer une stratégie numérique propre, décider de son niveau d’indépendance par rapport aux autres acteurs et imaginer des services inédits dans le monde numérique.

Le matin nous ferons d’abord un panorama des modèles de distribution, des spécificités des différents formats de codage et des interfaces de lecture, de manière à permettre à chacun de mieux comprendre les nouvelles chaines du livre. Nous montrerons aussi sur des exemples concrets que la question du livre numérique aujourd’hui ne se limite pas à question de distribution et codage de fichier, mais qu’autour de ces technologies, un nouveau continent documentaire est en train de faire son apparition. Bibliothécaires, libraires et éditeurs doivent être les acteurs dans l’organisation de ce nouveau territoire. Dans cette matinée, en interaction avec les participants à l’atelier nous essayons donc de cartographier ce paysage en transformation en nous appuyant sur des exemples concrets et des données quantitatives.

L’après midi sera consacrée à la pratique. Lionel Dujol et Bernard Strainchamps (Bibliosurf) nous rejoindrons pour un atelier spécifique destinés aux libraires et bibliothécaires. Ils feront un point sur toutes les questions que ces professionnels doivent se poser avant de se lancer en ligne et sur les meilleures stratégies à adopter.

En parallèle, Hubert Guillaud et moi-même proposerons aux éditeurs de réfléchir concrètement à leur stratégie numérique. Veulent-ils utiliser le numérique pour optimiser leur processus de production, pour gagner de nouveaux clients ou fidéliser leurs lecteurs, pour convaincre de nouveaux auteurs, pour faire vivre les livres sur les réseaux sociaux ? Avant toute décision mieux vaut faire un état des lieu. Mes auteurs souhaitent-ils publier leur livre sur les nouvelles interfaces de lecture ? Mes lecteurs trouvent-ils facilement mes livres ? Parle-t-on de mes livres sur les réseaux sociaux ? Les libraires ont-ils assez d’information pour vendre mes livres ? Toutes ces questions sont des préalables nécessaires avant de définir sa stratégie numérique.

Dans une seconde partie, j’expliquerai comment on peut en pratique convertir ses livres dans les formats de distribution les plus utilisés. Nous ferons ensemble la dissection d’un fichier EPUB. Nous verrons les différentes étapes techniques permettant d’extraire le contenu d’un PDF pour mettre en place une base de donnée de contenu à partir de laquelle il est possible de produire des fichiers dans tous les formats utilisés aujourd’hui. Nous verrons comment certaines étapes de ces transcodage peuvent être en partie automatisée et pourquoi d’autres nécessitent des opérations et vérification manuelles. Tous les participants pourront quitter l’atelier avec les scripts et le nom des logiciels qui leur permettent d’être autonomes s’ils le souhaitent dans ce processus. Ayant compris les bases de ces transcodages ils pourront décider s’il est plus pertinent pour eux de sous-traiter ces processus ou de les intégrer comme des savoir faire internalisés.

Je montrerai ensuite les différentes étapes et options qui s’offrent aux éditeurs pour publier leurs livres convertis sur le web, sur l’iBookStore, le KindleStore, sous forme d’applications sur l’AppStore et l’AndroidMarket. Nous discuterons aussi brièvement des choix stratégiques qui s’ouvrent à eux en ce qui concerne les DRM et le filigranage.

Hubert Guillaud organisera ensuite une séance d’exercices durant laquelle les éditeurs apprendront à mettre en place une stratégie pour faire vivre leurs livres sur les réseaux sociaux. Ces exercices permettront d’illustrer comment utiliser des services comme FaceBook, Babelio, Goodreads, LibraryThing de manière pertinente et efficace. L’enjeu sera ici de démystifier ces services et de montrer par la pratique comment des écosystèmes entiers peuvent se créer autour d’une collection de livres et d’une marque.

Ce sera donc une journée dense et riche mais qui laissera une large place à la discussion. N’hésitez pas à vous inscrire, il reste encore quelques places.

Laboratoire des nouvelles lectures : Bilan d’étape

avril 27, 2011

Le laboratoire des nouvelles lectures a été lancé sur l’initiative du Salon du Livre de Genève pour tenter d’approcher de manière innovante et participative les transformations récentes du monde du l’écrit. Par l’intermédiaire de la plateforme lectureslab.ch nous avons proposé aux lecteurs, auteurs, éditeurs et libraires d’inventer ensemble de nouveaux modèles pour  la lecture de demain, exprimer leurs attentes, leurs peurs et leurs envies. Il s’agissait d’éviter de tomber de les débats stériles qui oppose le papier à l’écran, les anciens et les modernes, pour réfléchir aux nouveaux visages de la lecture et de l’écriture. Nous voulions, pari difficile, faire de cette plateforme un espace où se mêlent les voix des lecteurs de tous les jours avec ceux des professionnels du domaine, où alternent les contributions légères et les débats plus pointus. Bref, servir d’agora pour les multiples communautés de ces « nouveaux lecteurs ». En pratique, nous avons donc d’une part invité cette communauté à réagir à des billets d’analyse et des entretiens avec les professionnels du domaine et d’autre part donné la possibilité à chacun de proposer des projets de réalisation sous la forme d’un « concours d’idées », récompensé par des prix qui permettront d’amorcer leur concrétisation. C’est sans doute cette seconde partie qui a le plus cristallisé les enthousiasmes. A quelques jours du Salon du Livre, nous pouvons dresser un premier bilan.

La diversité des propositions que nous avons reçues nous a conforté que nous étions sur la bonne voie. Les nouvelles lectures font rêver… et pas d’une unique manière. Jugez plutôt. Dans l’imagination des nouveaux lecteurs, le livre demain ne sera peut-être pas seulement une tablette mais plutôt un livre-cinema, projetable dans la paume d’une main, sur un drap ou un mur ou un coussin conteur, antichambre à nos rêves. Il proposera peut-être des senteurs, s’adaptera à ce qu’il sait sur vous. Nous le construirons peut-être nous même en kit. Il deviendra habitable, ouvrant la possibilités à des dialogues entre lecteurs. Imaginez ainsi un livre de recettes qui ne serait aussi un lieu d’échanges entre apprentis cuisiniers. De nouveaux cabinets de lecture communautaires feront peut-être aussi leur apparition. Le livre de demain pourra s’adapter aux handicaps de certains et ouvrir la lecture à des enfants pour qui elle est aujourd’hui difficilement accessible. Et puis, au delà de l’objet lui-même, certains ont imaginé comment introduire plus de fluidité dans le travail des auteurs en mettant en place des outils de co-production et d’accompagnement éditorial au fil du processus d’écriture, ou, à l’autre bout de ces nouvelles chaines du livre, de fluidifier l’expérience de lecture en la segmentant en petits passages courts et quotidiens.

Parmi la variété de ces propositions, le choix sera évidemment difficile et inévitablement arbitraire. Nous remettrons les prix samedi matin au Salon du Livre. Mais au vu de ces quelques mois de création collective et nous pouvons déjà dire que les nouvelles lectures stimulent l’imagination plus qu’elles ne font peur. A côté des grands chantiers qui occupent l’attention du monde de l’édition, tout reste encore à inventer.

Géostratégie des humanités digitales

avril 1, 2011

Claire Clivaz, Christian Grosse, Jérôme Meizoz, François Vallotton et moi-même tentons depuis quelques temps d’amorcer autour des campus de l’Université de Lausanne et de l’EPFL, une réflexion autour du futur des « humanités digitales ». Une série de rencontres est en cours (voir le compte-rendu de la première ici). La prochaine aura lieu lundi 4 avril. Elle commencera par un dialogue entre Marie-Laure Ryan de l’université du Colorado et moi-même autour des métamorphoses de la narration qu’introduisent les nouveaux médias numériques. La seconde partie, plus politique, prendra la forme d’un débat avec Philippe Moreillon, vice-recteur de l’Université de Lausanne, Martin Vetterli, doyen de la Faculté Informatique et Communications de EPFL, Claire Clivaz et moi-même. A cette occasion, il nous a semblé utile de tenter de donner un panorama des différentes initiatives qui en ordre dispersé se cristallisent en Europe et aux Etats-Unis. Christian Vandendorpe nous a précieusement aidé à nous repérer dans cette géographie, en communiquant à Claire Clivaz,  il y a quelques jours, son propre « tour d’horizon » des humanités digitales. Cette première liste nous a été très utile pour établir cette esquisse d’atlas.

« … l’historien de demain sera programmeur ou il ne sera plus ». Souvent citée, la prophétie d’Emmanuel LeRoy Ladurie en 1968 dans le Nouvel Observateur résume bien les tensions et les enjeux qui sont aujourd’hui au cœur du futur des humanités digitales. En utilisant de manière toujours plus importante les outils informatiques, la production érudite des sciences humaines et sociales a entamé une mutation dont la portée nous est encore inconnue mais dont nous pressentons la cruciale importance. Les jeunes chercheurs qui entament aujourd’hui des carrières académiques dans ces domaines peuvent s’initier à des méthodes de recherche radicalement différentes que celles originellement pratiquées par leurs professeurs. Les études patientes et minutieuses du chercheur en bibliothèque ne sont plus la seule manière d’appréhender le passé. De nouveaux outils permettent de scruter d’immense corpus de textes et d’images et de produire des représentations radicalement nouvelles mais dont le statut épistémologique est encore en négociation. Les données et les documents deviennent plus facilement partageables, les chercheurs spécialisés dans des domaines de connaissance très pointus peuvent désormais, même s’ils sont sur des continents différents, travailler ensemble. Les manières même de communiquer sur ses recherches s’en trouve métamorphosée remettant potentiellement en cause les fondements bicentenaires de la publication académique. C’est le processus de production et de diffusion de la connaissance érudite qui est en train de changer de nature.

Malheureusement, l’historien ne peut, du jour au lendemain, devenir programmeur. Les formations qui vont dans ce sens sont encore embryonnaires. La rigidité des structures académiques qui ont traditionnellement veillé à bien séparer les sciences de l’homme de celles de l’ingénieur rendent souvent difficile ces nouveaux rapprochements. Mais des volontés existent, des initiatives émergent, nous sommes même en mesure de donner un premier aperçu de la géographie de ces nouvelles pratiques transdisciplinaires.

La géographie « institutionnelle » et « non institutionnelle » des Humanités Digitales

Aujourd’hui l’essentiel des efforts et des initiatives officielles semblent avoir lieu outre atlantique. Plus d’une dizaine de programmes se sont ouverts. Dans certains cas il s’agit de formation au niveau Master comme en Alberta (Master in Humanities Computing) ou à Loyola (Master in Digital Humanities) . Dans d’autres des centres interdisciplinaires sont créés comme à Stanford (Digital Humanities), à Denver (Center for Digital Humanities and Culture) ou en Virginie (Center for History and New Media). Parfois c’est autour des services proposés par les bibliothèques que l’innovation a lieu, comme c’est le cas également en Virginie (Scholars’lab at University of Virginia Library) ou à Brown (Center for Digital Scholarship). Des « summer institutes » sont également organisés comme à Victoria (Digital Humanities Summer Institute). En Europe, l’essentiel se passe en Grande Bretagne, notamment autour du King’s College (Departement of Digital Humanities) et l’UCL (Master in Digital Humanities).

Cependant, cette géographie institutionnelle n’est représentative que d’une partie de phénomène en cours. Comme le notait Mark Sample, ¨beaucoup de chercheurs travaillent dans le domaine des humanités digitales sans pour autant collaborer avec un centre dedié ou une institut ».  En mai dernier à Paris, sur une « péniche entre la BNF et le ministère des finances Bercy », la « non-conférence » THATCamp  dressait un état des lieux des forces et flux en présence dans les mondes des humanités digitales montrant que le phénomène couvre en fait un champ plus vaste que ces cristallisations institutionnelles.  Il y a, invisible, déjà des multiples communautés de pratiques constituées autour d’outils et de projets transversaux. Ce réseau d’acteurs regroupe des entités hétéroclites, établissements publiques et entreprises privées. Cet « archipel » s’est en partie constitué comme contre-point à l’émergence organisée et institutionnelle telle qu’elle a lieu outre-atlantique.

Une alternative à Google ?

Cette comparaison entre les géographie institutionnelles et « émergentes » des humanités digitales ne devrait pas nous faire perdre de vue ce qui m’apparaît comme étant le point central des enjeux géostratégiques de ce domaine. C’est aujourd’hui Google qui joue le rôle le plus dominant et le plus actif dans cette organisation digitale du savoir, non seulement par l’intermédiaire de son programme massif de digitalisation des livres mais aussi par les outils d’exploration qui s’y rattache. Google soutient par ailleurs activement la recherche dans ce domaine et un nombre croissant d’études novatrices utilisant les outils et les corpus que l’entreprise propose ont déjà été publiées. En Europe, beaucoup de voix se sont déjà élevées contre les dangers potentiels de cette dominance avec des argumentaires de qualités variables. On reproche essentiellement à Google d’être une entreprise, et surtout une entreprise américaine. Malgré la qualité (et la gratuité) des services que Google propose, on ne serait dès lors lui confier notre patrimoine culturel et les outils de son étude. Nous sommes ici bel est bien au cœur d’un enjeu géostratégique.

Quelles alternative existent-il à Google ? Dans les dernières années l’essentiel du débat s’est focalisé sur le processus de numérisation massif du patrimoine avec des tentatives plus ou moins fructueuse pour opposer à l »Ogre de Mountain View », des projets de librairies digitales publiques, financées par l’état. A la course à la numérisation massive, Google a pourtant toujours eu une longueur d’avance. Créer en face de Google un autre Google étatique n’est peut-être pas la bonne voie.

Pour une approche « bottom-up »

La faiblesse de Google est son désir d’universalité. Dans son ambition de numériser le savoir du monde, cette entreprise est contrainte de créer des processus et des outils les plus généraux possible. A quelques exceptions près la règle du « One size fits all » doit s’appliquer. Or les savoirs érudits des humanités sont fait de particularismes. Une base de donnée des manuscrits du Nouveau Testament ne saurait se concevoir exactement de la même manière que le corpus qui regroupe les représentations picturales des Alpes suisses (pour prendre deux exemples pour lesquels j’ai consacré du temps ces derniers mois). Les questions de recherche sont différentes, les outils pertinents ne sont pas les mêmes. Il faut pour faire du travail de qualité dans ce domaine, pour finalement réussir la métamorphose digitale de ces domaines des sciences humaines, prendre le temps nécessaire à la compréhension de leur spécificité.

Certaines questions sont évidemment transversales: comment se mettre d’accord sur un nouveau format pour la publication scientifique, comment rendre citables des documents digitaux de natures variées, comment organiser l’interopérabilité des bases de connaissances produites. Les solutions et les réponses à ces questions doivent, comme toute norme culturelle, être négociée collectivement, s’imposer par les pratiques qui sélectionneront « naturellement » les outils les plus adaptés à leur besoin (Google pourrait d’ailleurs participer à ces débats, partager son immense savoir faire technique pour aider chaque acteurs à faire les bons choix).

Pour offrir une alternative éventuelle à l’hégémonie de Google, la solution n’est peut-être pas de construire un « Google étatique » mais de poursuivre une approche « bottom-up », décentralisée, basée sur la cristallisation progressive d’un réseau d’acteurs universitaires et privés ayant une volonté commune de partager leurs outils et ressources mais le soucis aussi d’adapter toujours les méthodes les plus appropriées à la spécificité de leur sujets d’études, un juste compromis entre universalisme et particularisme. Le rôle des états serait alors plutôt que de construire des « cathédrales », de renforcer les énergies et les volontés de collaboration, dont de multiples indices nous indiquent qu’elles sont déjà nombreuses,  mais qui, faute de moyen et de légitimité ne survivent pas aux contraintes combinées de la compétition économiques et la rigidité des silos universitaires. Les états doivent incuber les meilleurs projets dans ce domaine, pourquoi pas en créant le cas échéant institutionnellement des centres d’excellence qui serviront de nœuds forts et stables dans ce réseau en construction. Ces centres dont la mission serait de constituer d’une part des corpus de haute qualité et d’autre part de proposer des outils de recherche partagés, seraient en  interaction directe avec tout ensemble d’acteurs plus petits, entreprises et même des particuliers. Ils constitueraient au niveau mondial l’armature d’une infrastructure à la fois solide, flexible et ouverte.

L’Internet s’est construit sur la force technologique du principe de la décentralisation des ressources et des outils. La robustesse et la flexibilité de cette approche distribuée associé à une volonté commune de normalisation et d’interopérabilité a permis de créer une infrastructure technologique réalisant le rêve des penseur du siècles des Lumières. Paradoxalement, l’Internet a aussi donné naissance à des géants centralisateurs, conduisant à des effets de concentration caractéristiques des dynamiques industrielles plus traditionnelles. Nous sommes donc à un tournant culturel probablement décisif. Décentralisé mais néanmoins structuré, basé sur des principes d’ouverture et de coopération mais doté de mécanismes visant à récompenser et consolider l’excellence, un autre modèle est sans doute encore possible pour le développement des humanités au XXIe siècle. Un modèle finalement pas si loin de celui qu’a suivi l’humanisme à la Renaissance.