Archive for juin, 2011

La tentation de l’encyclopédisme

juin 27, 2011

Dans son Traité de documentation publié en 1934, Paul Otlet avait prédit : « Sous sa forme nouvelle, le livre sera croissance continue » (p.429). Dans sa vision, le livre avait pour vocation de prolonger le rêve encyclopédique des Lumières, de tenter d’englober la complexité du monde, en n’hésitant pas à se faire réseau, rhizome, structure en perpétuelle expansion. Chaque livre pourrait ainsi tendre à devenir un livre-monde, idéalement presque aussi complexe que le monde lui-même.

La tentation de l’encyclopédisme n’est pas nouvelle. Elle accompagne toute l’histoire du livre et le toujours fait hésiter sur sa fonction première. Déjà, au XIIIe siècle, Vincent de Beauvais avait tenté de proposer un panorama des connaissances du Moyen-Age à travers des « Miroirs », un pour la nature, un pour l’histoire, un pour les doctrines, une compilation cherchant l’exhaustivité, rééditée pendant plusieurs siècles. Toujours au XIIIe siècle, les « Trésors » écrit en Français par l’italien Brunetto Latini tentent eux de capturer l’ensemble de la philosophie théorique, logique et pratique : un seul livre pour être instruit sur l’essentiel. Il faudrait citer les anthologies de Thomas d’Aquin, les dictionnaires de Moréri et de Bayle, l’extraordinaire système mise en place par Leibniz … mais c’est évidemment le projet de Diderot et d’Alembert qui est le plus exemplaire de cet esprit de l’encyclopédisme.

Même si l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est sous-titrée « dictionnaire raisonnés des sciences, des arts et des métiers« , c’est pourtant bien plus qu’un dictionnaire. Plus que de figer, d’arreter, d’encadrer, l’ambition du projet est au contraire, pour ne rien n’oublier, de s’étendre au fur et à mesure qu’il le faudra pour que chacune des sciences et chacun des arts et des métiers soit accessibles, duplicables. L’Encyclopédie se pense d’emblée comme une machine à reproduire, un chantier permanent, un lieu en croissance continue. Elle est mouvement, dynamique, plus qu’oeuvre.

Elle prend, certes, la formes d’une série de volume reliée. Elle sera, certes, un des plus grand succès de librairie de son époque. Mais cette concrétisation livresque loin de la servir, la limite. C’est un carcan dont elle ne souhaite que se défaire.

Il y a en effet un contradiction forte entre le caractère fermé et architecturé du livre imprimé et la fonction totalisante qui anime l’Encyclopédie. Le livre se définit par la clôture, par la frontière qu’il dresse autour de son propos. Il s’est, de siècles en siècles, perfectionné pour permettre des architectures intérieures d’une complexité croissante. Il a ainsi permis le raisonnement long, le récit élaboré, la pensée architecturée:  exposer ce que la voix ne permettait pas de transmettre.

Au contraire, l’Encyclopédie est par esssence toujours en expansion. Sa fonction est la totalisation des savoirs, passés, présents et à venir. C’est pourquoi  l’Encyclopédie est toujours à l’étroit sous la forme d’un le livre imprimé. Lui ne peut ne proposer que des chemins particuliers. Elle veut être un monde dans le monde, en offrir un modèle aussi complet que possible. Lui demande d’apprendre à finir.  Elle sera toujours incomplète, imparfaite, en devenir. C’est pour les mêmes raisons qu’elle est si à l’aise dans les réseaux, sur l’ordinateur planétaire, qu’elle a été la première à tirer pleinement partie des liens intertextuels, un principe qu’elle avait elle-même inventé du temps de Diderot et d’Alembert pour tenter de se libérer de la linéarité imposé par les pages des codex.

Ainsi, par bien des aspects, livre et encyclopédie s’opposent. La fonction architecturante de l’un entre en conflit permanent avec la fonction totalisante de l’autre. La tentation encyclopédisme aimerait fragmenter les narrations et les démonstrations longues et structurées des livres pour en faire de simples fiches, réordonnables, facilement liables les unes aux autres. C’est d’ailleurs ce que nous observons aujourd’hui:  des articles, des chapitres pensés comme partie de livre ou de revue qui se vendent maintenant à l’unité, des auteurs qui saisissent l’opportunité du numérique pour proposer des œuvres un chantier permanent, en continuel remaniement, étendues parfois par les lecteurs eux-mêmes.

J’ai défendu dans un précédent billet l’idée qu’il fallait travailler à bâtir de nouvelles formes de livres qui sauraient user des potentiels de numérique sans pour autant se décomposer au contact du réseau et de ses effets réticulants. Ces formes closes, nécessaires aux démonstrations et aux narrations complexes, ont aussi leur place dans le monde qui vient. Si séduisante puisse-t-elle être l’ensemble du monde du l’écrit ne devrait se laisser emporter par la tentation de l’encyclopédisme.

Le déclin de l’hypertexte

juin 16, 2011

La structure hypertextelle est la matrice originelle du web

Le web est né de l’hypertexte : associer des mots d’un texte ou des images des liens explicites vers d’autres textes et d’autres images. De liens en liens, une toile immense s’est tissée. Nous avons d’abord été submergé par les infinis potentialité d’une telles structure. Nous y sommes maintenant habitué et nous prenons la toile et l’hypertexte pour acquis, fondement stable d’une structure mondiale dont l’expansion pourrait sembler en perpétuelle continuation.

Peut-être est-il utile de rappeler que Google est né de l’hypertexte. Son algorithme fondateur a rendu obsolète les moteurs de recherche qui se contentaient d’évaluer la pertinence d’un texte par rapport à une requête en comptant les occurrences des mots qui s’y trouvaient. Au contraire, PageRank prenait lui l’hypertexte au sérieux. C’est dans les liens, tissés intentionnellement par des d’hommes et de femmes, que se cachaient la pertinence. C’était eux qu’il fallait scruter, compter, comparer pour classer les sources d’information. C’est au départ cette simple intuition sur la valeur pragmatique du lien hypertexte qui a permis de créer l’entreprise la plus influente de ce début du XXIe siècle.

Les hypertextes sont en déclin

Mais l’information disponible sur le web n’est plus aujourd’hui uniquement produite sous la forme de hypertextes liés les uns aux autres. A l’exception notable de Wikipedia et des blogs, cette forme tend s’en doute à globalement régresser. Des grandes quantité de données et des documents deviennent disponibles sur le web sans avoir été pensé pour lui. Ils tendent à constituer une masse d’information qui pourrait à terme surpasser la masse des pages web elles-mêmes.

L’exemple les plus flagrant est sans doute ces millions de livres qui sont aujourd’hui en train d’être numérisés et indexés et qui seront demain directement accessibles par une simple requête dans un moteur de recherche. Il est raisonnable que penser que la masse d’informations pertinentes que ces livres contiennent dépasse ce que le web hypertextuel peut aujourd’hui offrir. Or ces millions de livres ne sont pas des hypertextes. Certes certains livres citent d’autres livres, mais la densité de ces liens rend l’algorithme de type PageRank beaucoup moins efficace. Quelles pages de livres montrer lorsqu’un utilisateur tape un mot particulier, par exemple « renard » ? Les pages des livres qui contiennent « renard » dans leur titre, les extraits où se mots de retrouve avec une densité inhabituelle ? Attendrons nous que des utilisateurs balisent patiemment chaque page de chaque livre avec les mots clés appropriés et construise ce web semantique, si longtemps annoncé et dont le développement semble toujours aussi peu crédible ? Nous sommes revenus aux hésitations caractéristiques du temps de Lycos et d’Altavista, la période pre-Google. Le PageRank du continent des livres reste encore à inventer.

La navigation hypertextuelle pourrait être remplacée par des cheminements intertextuels sur le continent documentaire en formation

Si la plus grande parties les livres indexés et numérisés n’ont pas de liens hypertextes, il ne sont pas pour autant des documents refermés sur eux-mêmes. Au contraire, comme on peut en faire l’expérience sur les livres que nous adaptons, c’est maintenant chaque mot qui devient le point de départ possible pour une recherche. Ainsi un mot ou une phrase peuvent évidemment être cherchées dans le livre lui-même, sur Wikipedia mais aussi dans des corpus plus spécialisés (L’intégrale de la la revue la Salamandre que nous avons adapté et indexé constitue par exemple un corpus extrêmement pertinent pour la faune et la flore de Suisse romande). Chaque mot ou chaque phrase peut donc être le point de départ d’un cheminement intertextuel sur l’immense continent documentaire qui est en train de se former. A défaut de liens explicites conçus par les auteurs se sont des chemins de lecture qui maintenant tissent entre chaque textes des ponts.

La clé de la pertinence intertextuelle est peut-être cachée dans les cheminements des lecteurs entre les livres.

Quelque part caché dans ces traces se trouve sans doute un minerai informationnel précieux, comme celui que Larry Page avait su en son temps extraire dans la structure hypertextuelle du web. Nous sommes sans doute plusieurs aujourd’hui de par le monde à tamiser les flux de donnée pour tenter de l’identifier. Intuitivement, si un lecteur saute d’un texte vers un autre c’est que lien particulier lient ces deux textes. Si l’hyperlien constitue une pertinence identifiée par un auteur-architecte, le saut intertextuel est lui plus motivé par la curiosité, une promesse de pertinence. Un saut intertextuel répété par plusieurs lecteurs témoigne d’une interrogation commune, d’un prolongement « naturel » du texte, d’un mouvement qu’il suscite. C’est un geste induit par un contexte, comme ces chemins que la disposition d’un espace nous incitent à emprunter sans nous y contraindre explicitement. Ils arrivent souvent sur les pelouses de certains espaces verts que les traces répétées de certains promeneurs creusent des chemins qui par renforcement successifs se voient de plus en plus empruntés. Parfois ces chemins émergents sont ensuite officiellement marqués car leur tracé collectivement construit est souvent une combinaison optimale pour se rendre d’un lieu à un autre dans un espace fait de déclivités et d’obstacles divers. J’imagine donc volontiers que nos livres fraîchement indexés qui n’ont pas aujourd’hui ces soulignements bleus caractéristiques des premières heures du web, pourraient dans un futur plus ou moins proche se trouver de nouveau balisé par des chemins issus des ponts que les lecteurs auront empruntés entre des textes particuliers parmi le choix infini des liens intertextuels possibles.