Dans son Traité de documentation publié en 1934, Paul Otlet avait prédit : « Sous sa forme nouvelle, le livre sera croissance continue » (p.429). Dans sa vision, le livre avait pour vocation de prolonger le rêve encyclopédique des Lumières, de tenter d’englober la complexité du monde, en n’hésitant pas à se faire réseau, rhizome, structure en perpétuelle expansion. Chaque livre pourrait ainsi tendre à devenir un livre-monde, idéalement presque aussi complexe que le monde lui-même.
La tentation de l’encyclopédisme n’est pas nouvelle. Elle accompagne toute l’histoire du livre et le toujours fait hésiter sur sa fonction première. Déjà, au XIIIe siècle, Vincent de Beauvais avait tenté de proposer un panorama des connaissances du Moyen-Age à travers des « Miroirs », un pour la nature, un pour l’histoire, un pour les doctrines, une compilation cherchant l’exhaustivité, rééditée pendant plusieurs siècles. Toujours au XIIIe siècle, les « Trésors » écrit en Français par l’italien Brunetto Latini tentent eux de capturer l’ensemble de la philosophie théorique, logique et pratique : un seul livre pour être instruit sur l’essentiel. Il faudrait citer les anthologies de Thomas d’Aquin, les dictionnaires de Moréri et de Bayle, l’extraordinaire système mise en place par Leibniz … mais c’est évidemment le projet de Diderot et d’Alembert qui est le plus exemplaire de cet esprit de l’encyclopédisme.
Même si l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est sous-titrée « dictionnaire raisonnés des sciences, des arts et des métiers« , c’est pourtant bien plus qu’un dictionnaire. Plus que de figer, d’arreter, d’encadrer, l’ambition du projet est au contraire, pour ne rien n’oublier, de s’étendre au fur et à mesure qu’il le faudra pour que chacune des sciences et chacun des arts et des métiers soit accessibles, duplicables. L’Encyclopédie se pense d’emblée comme une machine à reproduire, un chantier permanent, un lieu en croissance continue. Elle est mouvement, dynamique, plus qu’oeuvre.
Elle prend, certes, la formes d’une série de volume reliée. Elle sera, certes, un des plus grand succès de librairie de son époque. Mais cette concrétisation livresque loin de la servir, la limite. C’est un carcan dont elle ne souhaite que se défaire.
Il y a en effet un contradiction forte entre le caractère fermé et architecturé du livre imprimé et la fonction totalisante qui anime l’Encyclopédie. Le livre se définit par la clôture, par la frontière qu’il dresse autour de son propos. Il s’est, de siècles en siècles, perfectionné pour permettre des architectures intérieures d’une complexité croissante. Il a ainsi permis le raisonnement long, le récit élaboré, la pensée architecturée: exposer ce que la voix ne permettait pas de transmettre.
Au contraire, l’Encyclopédie est par esssence toujours en expansion. Sa fonction est la totalisation des savoirs, passés, présents et à venir. C’est pourquoi l’Encyclopédie est toujours à l’étroit sous la forme d’un le livre imprimé. Lui ne peut ne proposer que des chemins particuliers. Elle veut être un monde dans le monde, en offrir un modèle aussi complet que possible. Lui demande d’apprendre à finir. Elle sera toujours incomplète, imparfaite, en devenir. C’est pour les mêmes raisons qu’elle est si à l’aise dans les réseaux, sur l’ordinateur planétaire, qu’elle a été la première à tirer pleinement partie des liens intertextuels, un principe qu’elle avait elle-même inventé du temps de Diderot et d’Alembert pour tenter de se libérer de la linéarité imposé par les pages des codex.
Ainsi, par bien des aspects, livre et encyclopédie s’opposent. La fonction architecturante de l’un entre en conflit permanent avec la fonction totalisante de l’autre. La tentation encyclopédisme aimerait fragmenter les narrations et les démonstrations longues et structurées des livres pour en faire de simples fiches, réordonnables, facilement liables les unes aux autres. C’est d’ailleurs ce que nous observons aujourd’hui: des articles, des chapitres pensés comme partie de livre ou de revue qui se vendent maintenant à l’unité, des auteurs qui saisissent l’opportunité du numérique pour proposer des œuvres un chantier permanent, en continuel remaniement, étendues parfois par les lecteurs eux-mêmes.
J’ai défendu dans un précédent billet l’idée qu’il fallait travailler à bâtir de nouvelles formes de livres qui sauraient user des potentiels de numérique sans pour autant se décomposer au contact du réseau et de ses effets réticulants. Ces formes closes, nécessaires aux démonstrations et aux narrations complexes, ont aussi leur place dans le monde qui vient. Si séduisante puisse-t-elle être l’ensemble du monde du l’écrit ne devrait se laisser emporter par la tentation de l’encyclopédisme.