Posts Tagged ‘cartographie’

Eusèbe de Césarée, inventeur de l’Histoire en deux dimensions

juin 22, 2012

Je présentais dans le précédent billet le remarquable travail de Daniel Rosenberg sur les cartographies du temps. Il est également l’auteur d’une étonnante « Timeline of Timelines » publiée dans la revue Cabinet au printemps 2004. Cette timeline montre avec éloquence la lente et complexe construction des représentations graphiques du Temps et de l’Histoire. Elle nous invite à nous interroger sur la manière dont on pouvait se représenter le passé, le présent et le futur selon les époques. Un préalable nécessaire à toute interprétation.

Chacune des entrées de cette chronologie de chronologies mériterait une étude à elle seule. Dans cette morphogénèse progressive de l’espace historique, Les Chroniques d’Eusèbe de Césarée (~325) sont comme un point zéro. Il y avait certes de grands chronologues avant Eusebe, mais ils se contentaient de penser l’Histoire en une dimension. Eusebe est, semble-t-il, le premier à proposer un système de tables pour faire correspondre des évènements venant de traditions historiographiques diverses. Eusèbe compose en quelque sorte une pierre de rosette, permettant de traduire différentes traditions historiographiques et ainsi, il est le premier à tenter d’esquisser le début d’une histoire universelle en deux dimensions.

Eusèbe découvre aussi le pouvoir de la table comme technologie intellectuelle (dans le sens que Pascal Robert donne à ce terme) capable de révolutionner l’Histoire. Lignes et colonnes composent un espace structuré où le passage du Temps peut être appréhendé simultanément pour plusieurs civilisations. L’histoire des Babylionniens et l’histoire des Hébreux par exemple s’inscrivent ainsi pour la première fois dans un référentiel commun.  Mieux, les Chroniques mettent déjà en lumière des connexions géostratégiques, comme l’importance de l’Empire romain pour la diffusion de la foi chrétienne, le lien entre le développement des idées et celui des routes.

Les Chroniques seront reprises et complétées au fil des siècles. Elles serviront longtemps de canon chronologique. L’imprimerie contribuera encore à diffuser cette invention et renforcer le modèle de la table comme ossature de toute chronologie.

Canons d'Eusèbe de Césarée 1659

Canons d’Eusèbe de Césarée
1659

Avant Eusèbe, le temps était linéaire ou cyclique. C’était toujours une route dont ne peut pas vraiment s’éloigner. En plaçant les chronologies en deux dimensions, Eusebe étend implicitement l’espace des possibles.

Les représentations graphiques du temps caractéristiques d’une époque donnée fixent la géométrie de nos modes en pensées. Certaines choses ne sont tout simplement pas pensables si nous ne les avons jamais vues sous un certain angle. Interviewé lors de la parution du livre Cartographies of Times, Anthony Grafton argumente qu’au XVIIIe siècle c’est l’innovation graphique d’un chronographe comme Joseph Priestley qui permettra à Buffon de penser le temps long biologique et géologique (« Deep Time »).

Chart of History

Gardons donc à l’esprit que nos pensées sont intrinsèquement limitées par les représentations graphiques du Temps de notre époque ou qu’inversement elles seront peut-être demain libérées par des représentations visuelles synthétiques absolument inédites.

—-

Notes de bas de page

La page Wikipedia (consultation 24 juin 2012) sur le thème de la chronique universelle, donne des informations érudites et intéressantes sur la structure de l’oeuvre d’Eusèbe de Césarée.

(…) Eusèbe de Césarée (…) est resté comme le véritable père du genre chrétien de la Chronique universelle. Son œuvre en la matière, intitulée Histoire générale (Παντοδαπή ίστορία) se divisait en deux parties : dans la première, appelée Χρονογραφία, l’auteur s’efforçait d’établir, pour chaque peuple, la succession chronologique des grands événements de son histoire jusqu’à l’année 325 (date du Ier concile de Nicée) ; dans la seconde, intitulée Règle du calcul des temps (Κανών χρονικός), il s’agissait de dégager de ces diverses séries de faits, dans des colonnes parallèles, le synchronisme qui était l’objet ultime de l’ouvrage. La version originale grecque de l’ensemble de l’œuvre a été perdue comme telle, mais de très larges extraits de la Χρονογραφία se retrouvent en fait dans les chroniques byzantines postérieures, spécialement dans celle de Georges le Syncelle. Cependant, les deux parties ont été conservées, bien qu’avec des lacunes, dans une traduction arménienne retrouvée par hasard en 17825 et révélée en Occident en 1818 par deux publications bilingues arménien-latin concurrentes6 ; c’est cette traduction qui permit d’ailleurs de repérer les parties des chroniques byzantines qui étaient empruntées à Eusèbe. Deux résumés (epitomae) de l’œuvre en syriaque ont également été retrouvés au xixe siècle.

C’est seulement la deuxième partie, le Canon, qui a été connue traditionnellement en Occident dans la traduction latine de saint Jérôme(Chronicum ad annum Abrahae), où la chronologie est d’ailleurs prolongée jusqu’à l’avènement de Théodose Ier en 379.

La page précise également la structure de la Χρονογραφία

La Χρονογραφία est divisée en cinq parties : l’histoire des Babyloniens et des Assyriens, suivie de listes des rois d’Assyrie, de Médie, deLydie et de Perse ; puis l’histoire de l’Ancien Testament ; puis l’histoire de l’Égypte ; puis l’histoire grecque ; puis l’histoire romaine. Le texte est constitué pour partie de citations d’historiens antiques, dont souvent les œuvres ont été perdues (par exemple les Persica de Ctésias ou lesBabyloniaca de Bérose). Les récits babyloniens de la Création et du Déluge, par exemple, se trouvent chez Eusèbe, qui a dû les emprunter directement ou indirectement à Bérose.

Et celle du  Κανών  χρονικός

Quant au Canon, il s’agit donc d’une série de tables chronologiques avec de courtes notices historiques. Le point de départ est la date supposée de la naissance d’Abraham, et c’est à partir de là que tout le reste est daté et synchronisé. Auprès des « années d’Abraham » sont placées les années de règne (début et fin) des souverains de différents royaumes. Voici un passage du Canon tel qu’il apparaît dans le manuscrit de la bibliothèque bodléienne de la traduction latine de saint Jérôme :

      LXXVIII Olymp. Herodotus historiarum
                     scriptor agnoscitur
      XVIII      Bacchylides et Diag-
                           rus atheus      XXXVI
             sermone plurimo cele-
                             brantur
     MDL. XVIIII   Zeuxis pictor agnosci-
                              ur, etc.    XXXVII

Les « années d’Abraham » sont données par décennies (ici, MDL représente la 1550e année après la naissance d’Abraham). Nous sommes donc dans la 78eolympiade ; XVIII et XVIIII (18 et 19) sont les années de règne de Xerxès Ier, roi des Perses, XXXVI et XXXVII (36 et 37) celles d’Alexandre Ier, roi de Macédoine. Les événements-repères correspondants sont donc donnés sur la même ligne.

Les chronologies données par le Chronicum de saint Jérôme et par la version arménienne sont divergentes notamment dans les listes épiscopales : il a été montré que cette différence était due à une mauvaise transmission dans le document arménien7. En tout cas, le Κανώνd’Eusèbe constitue le plus grand travail chronologique de toute l’Antiquité, et c’est l’un des fondements sur lesquels repose encore notre connaissance des dates pour une notable partie de l’histoire antique8.

J’imagine de jolis projets à faire en digital humanities sur ces sujets. D’abord tracer l’arbre génétique le plus complet possible de tous les descendants des Chroniques, avec leurs modifications et ajouts successifs. Placer évidemment cette évolution du contenu dans une perspective à la fois temporelle et spatiale. Voir comment, dans le temps et l’espace, la représentation régulée inventée par Eusèbe se diffuse et se perfectionne.

Symétriquement, il serait magnifique de tenter de reconstituer visuellement à partir de ces textes la structure du passé associé à chaque instance de ces chroniques. Il s’agirait en quelque sorte d’observer visuellement la morphogénèse de l’Histoire dans le temps et l’espace ainsi que les processus de convergence et de divergence associés.


			

Les cartographies du temps

juin 19, 2012

Quand la plupart des cartographes représentent l’espace, certains tentent aussi de saisir le temps. Comment saisir en deux dimensions, l’émergence et la chute des empires, les grands évènements culturels, le temps long géologique et les fluctuations du pouvoir dans le monde contemporain ? Daniel Rosenberg et Anthony Grafton ont publié il y a deux ans un des rares livres sur le sujet intitulé « Cartographies of Time ». Pour ceux qui veulent découvrir la richesse encore assez méconnue de ces représentations chronospatiales, l’extraordinaire collection de 32 000 cartes rassemblées par David Rumsey (et accessibles en ligne) compte au moins une centaine de cartes chronologiques produites entre 1770 et 1967. Retour sur quelques exemples remarquables identifiés dans un billet de David Rumsey.

La Synchronological Chart of Universal History (Sebastien Adams, 1881) est une chronologie de 7 metres couvrant 5885 ans (4004 av. J.-C. — 1881 ).

Le Tableau de L’Histoire Universelle de la création jusqu’à nos jours (Eugene Pick,1858) est présenté en deux tableaux (un pour l’hémisphère est et l’autre pour l’hémisphère ouest). Cette chronologie est basée sur l’ouvrage de 1804 de Friedrich Stass d’Autriche, Strom der Zeiten (Steam of Time).

En 1931, John B.Spark’s publie « The Histomap. Four Thousand Years of World History« . La carte représente l’évolution relative du pouvoir entre les différents états, nations et empires.

Enfin, la Succession of Life and Geological Time Table (Herbert Bayer, 1953) tente d’unifier sur une seule représentation la succession des temps géologiques et biologiques.

David Rumsey présente ainsi des dizaines d’autres cartes, plus fascinantes les unes que les autres. Il me semble que, plus que jamais, ces cartes sont des sources d’inspiration fécondes pour tenter d’appréhender l’exposition spatiotemporelle qui caractérise notre époque. Nous devons inventer de nouvelle représentations du temps et de l’espace pour essayer d’embrasser l’histoire du monde dans sa globalité. Les archives sont de plus en plus nombreuses à être digitalisées. Pour la première fois, nous allons avoir accès à un océan de données que nous allons pouvoir croiser les unes avec les autres. Pour autant, serons-nous capables de reproduire des représentations aussi synthétiques que ces chefs-d’oeuvre des deux siècles passés ? Comment saurons-nous représenter l’incertitude intrinsèque qui caractérise ces sources historiques ? Faudrait-il inventer des manières de visualiser l’Histoire non pas comme une narration cohérente, mais plutôt comme un faisceau de probabilités ? Des défis passionnants pour les digital humanities.

Sur ces mêmes sujets voir également :

L’enregistrement audio Book Talk and Release Party: Cartographies of Time par Daniel Rosenberg and Anthony Grafton

Timeline of Timelines par Sasha Archibald and Daniel Rosenberg (Issue 13 Futures Spring 2004)

Une autre Timeline of timelines par infovis.info

Time after Time un billet de BibliOdyssey

Timeline Visualizations: A Brief and Incomplete Teleological History par Whitney Anne Trettien

Timelines and Visual Histories by Michael Friendly

Cartographier les lecteurs

février 2, 2011

Nous avons inauguré cette semaine « Le laboratoire des nouvelles lectures« , initiative du Salon du Livre et de la Presse de Genève. Hubert Guillaud et moi-même assurons l’animation éditoriale de cette nouvelle plateforme. Je reprends ici mon premier billet écrit pour ce projet.


Une des missions de ce laboratoire est de cartographier le paysage en constante évolution des nouvelles lectures.

Dans les semaines qui viennent, nous tenterons de cartographier les modèles commerciaux, les circuits de distributions, les types de contenus, mais pour commencer nous vous proposons une cartographie des lecteurs.

Quel lecteur êtes-vous ? Il y a de multiples manières de répondre à cette question. Nous avons choisi de définir un lecteur par sa position dans quatre dimensions fondamentales.

a. L’axe Plaisir / Utilité : Certains lisent pour le plaisir d’autres pour apprendre. Certains s’immergent dans leur lecture d’autres les interprètent.

b. L’axe Focalisé / Distribué : Certains lecteurs ne lisent qu’un type d’ouvrage particulier d’autres pleins de styles et de genres différents.

c. L’axe Solitaire / Social : Certains lecteurs lisent de manière solitaire sans partager, d’autres aiment échanger et converser à propos de leurs lectures

d. L’axe Tradition/Progrès : Certains lecteurs ont des pratiques de lecture « traditionnelle/conservatrice » (ils ne lisent que sur papier, jamais sur écran, trouvent leur source d’information dans les médias et institutions traditionnelles, etc.) d’autres explorent des multiples interfaces de lecture (smartphone, tablettes) et de multiples sources d’information, ils ont du manière générale une approche plus progressiste.

Chacun est libre de sa placer seul sur ces quatre axes. Pour ceux qui resteraient indécis, nous avons mis au point un questionnaire. A partir de l’analyse des réponses au questionnaire nous pouvons obtenir une position entre 0 et 1 sur chacun des axes. Mais malheureusement on ne peut pas représenter facilement une position dans un espace à 4 dimensions.

Nous avons donc proposé de discrétiser les réponses sous la forme de quatre catégories de bases : Plaisir/Utilité, Focalisé/Distribué, Solitaire/Social, Tradition/Progrès.

Un lecteur sera donc défini par un jeu de seulement 4 valeurs. Cela donne donc potentiellement 16 archétypes de lecteur possibles. Il ne restait plus qu’à leur trouver des noms et à les placer sur une carte en deux dimensions. Les descriptions et les titres proposés peuvent évidemment être grandement raffinés. Dans la logique de ce laboratoire ouvert, nous sommes ouverts à toutes propositions / améliorations.