Posts Tagged ‘immersion’

La seconde renaissance d’OZWE

novembre 16, 2014

OZWE, l’entreprise que j’ai co-fondée en 2008 avec Martino d’Esposito, prend depuis quelques mois un nouveau départ. Devenue OZWE Games, elle a fait ce week-end la « une » de bilan.ch, en tant que première entreprise du monde à produire un jeu multiplayer pour le casque de réalité  virtuelle Samsung Gear VR. Quelques mois plus tôt, nous avions annoncé que nous travaillons avec les équipes d’Oculus Rift sur un nouveau système de contrôle pour les casques immersifs.  Laurent Bolli et moi-même avions accompagné Stéphane Intissar, le nouveau CEO d’OZWE Games, pour présenter cette innovation et un nouveau jeu à l’évènement Samsung Unpack à Berlin.  Ce fut l’occasion de discuter directement avec un de mes « héros personnel » John Carmack sur le futur de ce nouveau domaine en plein bouleversement. Ce billet propose un retour sur une aventure entrepreneuriale avec rebondissements.

2006-2010 : Le premier ordinateur robotique entièrement contrôlé par les gestes, du MoMA à la production en série.

J’ai créé OZWE en 2008 avec le designer industriel Martino d’Esposito autour d’une idée simple: inventer un ordinateur que serait entièrement contrôlable à distance par des gestes. Pas de souris, pas de clavier. Nous avions commencé à travailler sur cette idée en 2006 a une époque où ce type d’idée était relativement peu commune. La Kinect n’existait pas. Il y avait juste quelques équipes dans des laboratoires qui expérimentaient avec des nouvelles technologies pour percevoir l’environnement en 3d. Tout restait à inventer.

Le QB1 était un écran avec un cou articulé, doté d’une caméra 3d dont nous avions inventé le principe avec l’ingénieur de l’EPFL, Jonathan Besuchet. La machine était capable de suivre l’utilisateur du “regard” est de l’entourer d’un halo d’interactivité. Programmé pour rester en face de l’utilisateur, le QB1 amenait l’interactivité là où l’utilisateur se trouvait. Plus besoin de s’adapter à la machine, la machine s’adaptait à nous. Il devenait possible d’interagir en étant debout ou assis, en marchant et en continuant à discuter avec des amis. L’informatique à portée de main.

Le principe de cette machine avait séduit Paola Antonelli, conservatrice du département design et architecture du musée d’art moderne de New York ( le MoMA ). Elle nous avait invité, Martino et moi,  à venir exposer le prototype de notre machine dans le musée à l’occasion de l’exposition Design and the Elastic Mind.

Cette exposition au MoMA a été décisive pour la suite du projet. Nous étions dans un musée d’art, pas dans une exposition scientifique. Il n’y avait aucun texte didactique pour expliquer comment la machine fonctionnait. Les visiteurs, plusieurs milliers par jour, allaient devoir le découvrir seuls. Nous avons profité de cette unique occasion pour étudier attentivement la manière dont ces rencontres inédites avaient lieu. De retour à Lausanne, nous avions pris deux décisions: créer une société dont le but serait d’amener sur le marché ce nouveau type d’ordinateurs et repenser entièrement l’interface gestuelle que nous avions mise en place, pour la rendre plus intime.

Les premières versions du QB1 furent achetées par Logitech et Samsung. Mais nous avions du mal à transformer notre petite start-up en une entreprise capable de produire et distribuer les QB1 en série. La machine était perçue comme extrêmement futuriste. Elle attirait l’attention, mais pas les ventes.

En parallèle, j’approfondissais le concept de “Real Scale Media”, d’une certaine manière l’inverse des médias immersifs, un principe que j’ai exposé dans un TED talk en 2010. QB1 dont je faisais la démonstration sur scène était un premier exemple sur ce qui pourrait être un domaine médiatique beaucoup plus large.

La grande innovation de QB1 consistait finalement en un changement de référentiel. En physique, tout mouvement doit être interprété par rapport à un référentiel: la Terre autour du Soleil, la Lune autour de la Terre, la pomme qui tombe de l’arbre vers le sol. Avec QB1 et contrairement aux interfaces classiques, l’interaction n’a plus lieu dans le référentiel de l’écran, mais dans le nôtre. Chacun de mes gestes était interprété par rapport à ma propre position corporelle. Par un geste ample de la main droite je passais à la chanson ou photo suivante, par le geste symétrique de la main gauche je revenais à mon choix précédent. En écartant les mains je zoomais sur l’image, en les rapprochant je prends du recul. Que je sois loin ou près, le même geste aura le même effet, car de mon point de vue, dans mon référentiel, il est le même.

2009-2013 : De QB1 aux livres-machines, la première renaissance d’OZWE

Alors que ces principes d’interaction se mettaient progressivement en place, je commençais à travailler avec Laurent Bolli et Cristiana Bolli, fondateurs de BBStudio pour créer l’univers graphique du QB1. QB1 était par bien des aspects une machine paradoxale. Son enveloppe textile cachait des composants d’une haute technicité. Son design était géométrique et froid, mais on interagissait avec elle par des gestes animés et fluides. Les interfaces et interactions graphiques avec ce qu’il y aurait sur l’écran de la machine étaient tout aussi important que la forme de l’objet lui-même.

Mais OZWE commençait à être en difficulté par l’effort de recherche et développement que représentait l’invention de logiciels pour QB1. Les dépenses n’étaient pas compensées par les ventes de machines. A ce rythme, l’entreprise allait faire faillite. C’était dommage, car nous étions une équipe d’ingénieurs motivés, plein de bonnes idées, mais sans moyen pour les réaliser.

Et puis …  l’iPad est arrivé. Laurent et Cris étaient des spécialistes de la communication et de la publication. BBStudio travaillait déjà avec les plus grandes marques suisses. J’ai alors décidé de transformer profondément OZWE pour créer en partenariat avec Laurent et Cristiana une joint venture, Bookapp.com, dont l’objectif serait de devenir un des leaders de l’adaptation de publication papier sur support numérique. Nous avons pris contact avec des éditeurs et très vite développé un savoir-faire et des technologies qui nous permis d’être leader sur ce marché en Suisse et partiellement en France.

En 2011 la transition était achevée et la joint venture se développait à grande vitesse. Bookapp comptait une vingtaine d’employés. Je tentais d’expliquer cette transition à la presse (voir http://www.bilan.ch/articles/techno/le-roboticien-qui-veut-transformer-le-livre-en-machine) . Pour moi le passage de la robotique d’intérieur au livre électronique n’était pas si incongru. C’est dans ce contexte et par analogie avec mes travaux précédents que je commençais à développer le concept de livre-machine. Cette réflexion et un certain nombre de collaborations que nous avions développées avec des institutions culturelles (Bibliothèque Nationale de France, Fondation Cartier, Fondation Bodmer, etc.) seront aussi à la base de certaines recherches que je continuerai ensuite dans le cadre du Digital Humanities Lab à l’EPFL.

2013- …  : Immersion dans le virtuel, la seconde renaissance d’OZWE

C’est dans ce contexte que Stéphane Intissar a rejoint l’équipe. Ce spécialiste de jeux vidéo a commencé à travailler sur les projets de Bookapp.com qui comportaient des univers immersifs et de la 3d (livre pour enfants, visites virtuelles de musée), notamment dans le cadre du partenariat que nous avions avec l’éditeur Tom Books. Mais le week-end, Intissar travaille sur d’autres projets. Il essaie toutes les interfaces les plus innovantes, rentre en contact avec les premiers développeurs sur ces machines. Petit à petit, les jeux qu’il développe en indépendant attirent l’attention de nouveaux acteurs du marché, dont Oculus Rift.

Nous discutons souvent de l’opportunité d’entrer ou non dans ces nouveaux marchés. Nommé professeur à l’EPFL, je ne peux plus diriger OZWE au jour le jour. Laurent assure l’interim, mais il devient clair qu’il faut donner à l’entreprise un nouveau départ, peut-être plus proche de sa trajectoire d’origine. Nous decidons alors de dissoudre la jointe venture (les projets Bookapp deviennent des projets BBstudio.com) et de transformer OZWE en OZWE games, un studio de jeu spécialisé dans l’interaction immersive. Stéphane devient CEO et est rejoint par une nouvelle équipe (dont Jonathan Besuchet qui avait travaillé avec moi sur le QB1). Il dirige avec passion et énergie cette seconde renaissance d’OZWE. La suite de l’histoire est partiellement chroniquée dans la presse ces jours-ci. Depuis quelques mois, OZWE Games travaille en interaction constante avec Oculus Rift et Samsung (un de premier client du QB1). Stéphane est à la base d’une invention en terme de gameplay, qui donne à l’entreprise une longueur d’avance sur presque tous ses concurrents potentiels. Travaillant avec BB studio pour le développement des interfaces graphiques, son titre phare, Anshar’s Wars, est un des jeux ayant reçus les critiques les plus positives depuis ses premières démonstrations (vrfocus). D’autres titres sont en préparation. L’essentiel de l’histoire est encore à écrire.

Alors qu’OZWE Games prend aujourd’hui son envol et tente d’écrire un nouveau chapitre de cette aventure entrepreneuriale de presque 10 ans, je ne peux m’empêcher de penser de voir dans cette histoire à rebondissement une certaine logique. Nous cherchons à comprendre le futur de l’immersion et au fil des succès et des échecs nous apprenons petit à petit à mieux faire cohabiter des univers parallèles avec notre quotidien. Être ici et être ailleurs.

Kaplan, Frédéric. 2012. “L’ordinateur Du XXIe Siècle Sera Un Robot.” In Et l’Homme Créa Le Robot, 58–65. Musée des arts et metiers.

Kaplan, Frédéric. 2012. “How Books Will Become Machines.” In Lire Demain. Des Manuscrits Antiques à L’ère Digitale., edited by Claire Clivaz, Jérome Meizos, François Vallotton, and Joseph Verheyden, 25–41. PPUR.

Bookworld : un monde où chaque livre est une ville

février 22, 2012

Cette semaine à l’occasion de la conférence LIFT, Philippe Michel, Laurent Bolli et moi-même présentons en avant première, quelques jours avant sa sortie officielle, une nouvelle application iPad de lecture sociale appelée Bookworld. C’est un projet expérimental conçu par Lecteurs.com chez Orange et  Bookapp.com. Ce billet est l’occasion de faire le point sur un projet né il y a tout juste un an lors d’un premier workshop intitulé Book Urbanism.

Dans Bookworld, chaque livre est une ville. Le quartier downtown regroupe symbolise la structure de l’ouvrage. Chaque chapitre est une tour plus ou moins haute, la structure du livre définit ainsi une « skyline » unique et caractéristique de son organisation. Tout autour de ce quartier central, des faubourgs présentent les découvertes faites par des lecteurs : descriptions des personnages, lieux ou objets remarquables dont le livre traite, mais aussi des citations, des références à d’autres livres, des résumés et avis sur l’ouvrage. Au fur et à mesure que les lecteurs documentent sous forme de fiches ce que les livres contiennent, ces faubourgs croissent jusqu’à devenir potentiellement plus important que le cœur du livre lui-même. Si par exemple deux livres traitent d’un même lieu ou font intervenir un même personnage, les deux villes deviennent voisines dans le monde des livres.  Et le monde des livres progressivement se structure en un univers riche et complexe.

Dans cette construction collective, les lecteurs peuvent jouer différents rôles. Selon leurs activités, les uns deviennent prospecteurs, critiques, biographes, géographes ou l’un des autres métiers que l’application propose. Ensemble ils contribuent à extraire des livres une multitude de détails, tissent des connexions entre les livres qu’ils aiment et construisent ainsi un véritable monde.  L’application iPad Bookworld permet de naviguer dans cet univers en 3D en croissance perpétuelle, pour découvrir de nouveaux livres et par leur intermédiaires de nouvelles personnes, de nouveaux lieux et de nouvelles choses.

Voici par exemple à quoi ressemble aujourd’hui le Seigneur des anneaux dans Bookworld : Au centre, la dense forêt de tours bleues reflète le découpage en chapitre des trois tomes de la saga. Depuis cette perspective, nous voyons également des baraques rouges, correspondant au quartier des personnages : une trentaine ont déjà été documentés. Au loin une autre ville, le Silmarillon, thématiquement liée mais aujourd’hui moins développée dans Bookworld.

Un simple « tap » sur la ville permet de voir la « gazette » et d’accéder à toutes les fiches déjà documentées par les lecteurs. Il est alors possible de découvrir visuellement les personnages, les objets, les lieux du livres mais aussi des citations (« verbatim »), des avis et des résumés.

L’approche est générale et s’applique aussi bien aux livres de fiction qu’aux essais ou à la bande dessinée. Nous avons développé toute une série d’outils pour faciliter la croissance de cette base de connaissance. Ils permettent par exemple de chercher automatiquement des images et des informations sur un personnage ou les citations issues d’un livre sur le web. L’utilisateur  choisit parmi les résultats proposés ceux qui lui semblent les plus pertinents et les ajoutent à la fiche correspondante. Les sources des informations ajoutées sont indiquées sur la fiche ce qui permet de retrouver où l’information a été glanée. Ce type de recherche semi-automatique dans laquelle la machine propose des résultats que l’utilisateur filtre ensuite par rapport à des critères pertinences difficiles à modéliser (qu’est ce qu’une bonne représentation d’un personnage, qu’est-ce que une bonne citation ? ) nous semble un intéressant compromis. Nous verrons comment les utilisateurs se l’approprient.

Le grand défi est maintenant de peupler ce monde. Pour lancer le processus avant la sortie officielle de l’application, nous avons aménagé une véritable bibliothèque dans l’espace LIFT expérience contenant une sélection de best-sellers, d’essais classiques et de bandes dessinées. Notre équipe sur place s’attellera à transformer le maximum de livres en villes pendant les trois jours que durent la conférence. Nous invitons également tous les participants à venir avec les livres qu’ils voudraient « urbaniser ». Notre équipe les guidera dans ce processus un peu particulier en leur montrant la meilleur manière, pour chaque livre de créer le quartier central et de faire croître les faubourgs.

Book urbanism

Cette étrange aventure est née d’un workshop intitulé « Book Urbanism : Developing books like cities » organisé à LIFT il y a un an par Laurent Bolli et moi-même. Nous invitions les participants à réfléchir à la fécondité des métaphores urbaines pour décrire à la fois la structure et l’expérience de lecture d’un livre.Notre hypothèse était qu’en comparant les livres à des villes, nous pourrions en retour imaginer la transcription de certains services urbains (guides touristiques, systèmes de signalisation, système d’adressage, quartiers commerciaux) pour les livres. Nous proposions de penser les projets éditoriaux comme des projets de construction, les listes de lecture comme des itinéraires de voyages, les processus  d’enrichissement comme des développements urbains, les modèles économiques du livres comme des modèles économiques de la ville, les expériences de lecture comme des déambulations dans une cité.

Un livre, comme une ville, est effectivement un espace 3D dans lequel il est possible d’organiser spatialement un discours (la fonction architecturante du livre). Lors de ce premier workshop nous avions d’abord discuté d’un certain nombre d’exemples de livres et de villes permettant de comparer visuellement et structurellement certaines villes à certains livres et vice versa. Nous avions par exemple comparé Los Angeles à Wikipedia et montré comment cette encyclopédie en ligne pouvait être considérée comme le premier « méga-livre », une ville en croissance perpétuelle souffrant des mêmes problèmes que les grandes villes (vandalisme, problème de signalisation, problème de contrôle, nécessité d’un service régulier de nettoyage).

Nous avions ensuite étudié un certain nombre de cas particulier : la comparaison des modèles commerciaux des quartiers de shopping avec ceux des catalogues et des brochures, les espaces publicitaires urbains avec leur équivalent dans les magazines, les architectures sponsorisées et les livres produits grâce à des mécènes, les favelas et les plateformes éditoriales de co-création, les villes-machines de la science fiction (p.e. Dark City d’Alex Proyas) avec les nouveaux modèles de livres-machines.

Enfin, nous avions demandé aux participants de se regrouper en « Ministères » pour travailler de manière créative sur des aspects spécifiques du monde des livres-villes. Le « Ministère des Postes et Télécommunications » avait planché sur un système d’adressage universel permettant de repérer tous les éléments possibles d’un livre-ville. Le « Ministère du Tourisme » avait imaginé des campagnes de promotions pour les livres-villes. Le « Ministère du Commerce » devait proposer des modèles commerciaux attractifs pour inciter les acteurs privés à participer aux développement de certains livre-ville. Le « Ministère de la Population » était en charge des dynamiques participatives permettant le développement harmonieux des livres-villes. Enfin, le « Ministère de la Connectivité et de la Circulation » avait pour mission d’organiser la circulation des personnes et des ressources à l’intérieur mais aussi entre les livres-villes sous forme de routes, de transports aériens, etc.

Naissance du projet Bookworld

L’équipe d’Orange Valley propose depuis avril 2010 une plateforme de lecture sociale appelée Lecteurs.com. L’objectif de ce service est de proposer aux amoureux de la lecture un espace de rencontre où ils peuvent partager des coups de coeurs et enrichir ensemble des informations sur les livres qu’ils aiment. La plateforme permet de faire des commentaires sur des livres, de partager des listes de lecture, de découvrir de nouveaux livres grâce aux recommandations de ses amis et de lire des ebooks. Le site se veut aussi une passerelle douce vers la lecture numérique en faisant la promotion des usages. Le service comptabilise aujourd’hui un peu de 165 000 inscrits.

Une des originalités graphiques de lecteurs.com est que chaque lecteur est représenté par un badge montrant ses livres préférés. La constitution de ce premier avatar (« je suis ce que je lis ») est une des premières étapes lorsque l’on s’inscrit sur la plateforme. D’une manière générale tout le site est centré sur les lecteurs eux-mêmes. Les plus actifs sont mis en avant sous la forme d’un TOP 10 mensuel.

L’équipe d’Orange Valley avait déjà adapté ce service sous la forme d’une application iPhone permettant la lecture d’ebook mais souhaitait proposer sur iPad une expérience très différente. Nous avons commencé à explorer ensemble plusieurs pistes et l’idée de poursuivre la piste métaphorique de Book urbanism s’est rapidement dessinée. Sur iPad, le service Lecteurs.com prendrait la forme expérimentale de Bookworld, un monde de livres en croissance perpétuelle, une autre manière de visualiser et de faire l’expérience de la lecture sociale.

Book urbanism 2

Le projet Bookworld explore certaines des pistes discutées dans ce workshop initial. Mais cette première instanciation est loin d’avoir épuisé le sujet. Les livres-villes de Bookworld sont encore extrêmement simples comparés aux développements potentiels que cette métaphore permet d’imaginer. Une partie du second workshop « Book urbanism 2 » que nous organisons cette année à LIFT consiste précisément en une critique constructive de cette première version et en une exploration de pistes concrètes pour approfondir la métaphore.

Quelles représentations pour les livres-villes ? Dans Bookworld nous tentons de faire un pont entre l’univers essentiellement textuel des livres et l’univers essentiellement visuel des villes. Dans la première version de l’application toutes les villes donnent lieu à un quartier central dont la structure est seulement déterminée par le découpage en chapitres de l’œuvre. Il serait peut-être intéressant de développer, comme nous l’avions fait dans le workshop l’an dernier, une taxonomie de représentation correspondant à des types de livres différents. Il serait également important que les circuits de circulations dans l’œuvre apparaisse de manière plus intuitive et synthétique dans leur représentation sous forme de ville. Faudrait-il coder et faire apparaître plus explicitement les arcs narratifs et argumentatifs dans la structure de la ville ? Dans la mesure où une partie du contenu sémantique de chaque chapitre est balisé par le processus de documentation par fiche que l’application propose nous pourrions exploiter cette information dans la représentation elle-même. Notons enfin que notre moteur 3D permet aujourd’hui de survoler chaque livre-ville et le considérer sous différent angle mais que nous ne proposons pas encore une véritable immersion architecturale. Est-ce une bonne piste à explorer ? Comment se déplacer efficacement dans un livre-ville ?

Quels services pour les livres-villes ? Les services urbains pertinents pour les livres-villes avaient été particulièrement bien développés dans le workshop précédent mais ils ne se sont à ce jour que peu concrétisés dans l’application. Dans cette première version nous proposons des métiers, comme des castes de personnages, qui dépendent des activités d’enrichissement que l’utilisateur pratique. Nous pouvons aller plus loin et imaginer de vrais services. Il manque aujourd’hui l’équivalent des agences de voyages pour les livres : des services qui proposerait des itinéraires de lecture, mis en valeur par des brochures permettant d’anticiper visuellement les meilleurs moments mais aussi les passages difficiles (lecture Jacuzzi / lecture Mer du Nord) par exemple sous la forme de systèmes de dénivellation. Il y aussi une opportunité pour des guides qui vous accompagneraient lors de vos lectures, comme lorsque vous visitez une ville avec une personne locale rappelant les anecdotes, vous invitant à porter votre regard sur des détails que le visiteur pressé d’ordinaire néglige. La lecture, comme la découverte d’une ville, n’est pas forcément un plaisir solitaire. Il existe déjà des multiples manière de lire ensemble (voir mon cours introductif sur les social reading technologies).  Toutes ces fonctions de médiation sont difficilement automatisables par des machines. Nous avons besoin de la pertinence et de la sympathie d’un interlocuteur humain.

Pour résumer, notre objectif avec ce projet est de faire des livres des lieux habités. Avec la lecture classique, ils ne sont le plus souvent que  des ruines que l’on visite sans y séjourner et dont on ne ramène juste quelques cartes postales. Nous devrions pouvoir nous rencontrer dans des livres, travailler dans des livres, vendre des services et des objets dans des livres, bref faire des livres des espaces de vie et pas simplement des échappatoires immersives, des cachettes ou des jardins secrets. Si vous êtes sur Genève cette semaine, rejoignez-nous dans cette étrange aventure. Sinon attendez encore quelques jours et essayez la première version de l’application sur iPad.

 

Pourquoi la narration interactive est-elle si délicate ?

janvier 23, 2012

Le 4 avril dernier,  j’ai eu la chance de participer à un débat à Lausanne avec Marie-Laure Ryan. Pour préparer cette rencontre j’ai lu deux de ses livres (Narrative as Virtual Reality et Avatars of Story),  excellents tous les deux. J’ai aussi assisté à l’un de ses cours sur les jeux narratifs et les histoires ludiques… J’ai retrouvé mes notes ce week-end et j’essaie dans ce billet de reconstruire partiellement son propos.

Pourquoi la narration interactive est-elle si délicate ? Comment se fait-il que, malgré les progrès symétriques de l’intelligence artificielle et de la narratologie,  la plupart des histoires dont nous sommes les héros restent encore bien fades par rapport à l’immersion que provoque un bon roman ou un bon film ? Comment se fait-il que nous ne parvenons pas encore à maîtriser ce genre hybride à la croisée du jeu et du récit ? Cet aveu d’impuissance est partagé.  Brenda Laurel dans Computer as Theater  compare la narration interactive à la « Licorne », celle qu’on ne peut jamais capturer. Lev Manovich dans le langage des nouveaux médias, parle de la narration interactive comme du « Saint Graal« . Où se cache la subtile difficulté dans le mariage de ces deux genres ?

Jeux et histoires ont tant de choses en commun

Lire des histoires. Jouer à des jeux. Deux formes majeures et ancestrales de divertissements qui partagent de nombreux traits communs. Jeux et histoires mettent en scène des événements qui appartiennent à des mondes séparés.

Dans les pages d’un roman, je peux pleurer en découvrant le destin tragique d’une héroïne. Mais paradoxalement ces pleurs ne sont pas du chagrin, ils font même partie du plaisir de la lecture.

De la même manière, nous pouvons et aimons être ennemis dans un jeu mais amis dans la vie. C’est le cercle magique de Johan Huizinga, celui que nous franchissons quand nous acceptons les règles d’un jeu.  Un cercle qui s’applique aussi dans une certaine mesure au monde de la lecture. Dans les fictions, comme dans beaucoup de jeux, il s’agit de suspendre son jugement, d’accepter des règles du  « faire semblant ». L’auteur fait semblant d’être le narrateur. Nous faisons semblant de croire aux histoires qu’il nous raconte. Lire et jouer c’est goûter au plaisir d’univers parallèles régis par des lois qui leur sont propres.

La dimension narrative des jeux

Une grande partie de l’intérêt des jeux vient de la dimension narrative qui leur est associée. Les jeux ne sont rarement de purs plaisirs mathématiques. Peu de jeux sont intéressants en tant que tels. Prenons le jeux de l’oie. Les règles sont simples. La progression des joueurs est entièrement déterminée par le hasard. L’intérêt ne vient que par le drame des chutes, les revirement de situations suprenants. L’enjeu est ici essentiellement narratif. Un joueur en retard peut encore gagner. Au contraire, un jeu où le joueur qui prendrait de l’avance finirait presque à coup sur la course en tête n’aurait sans doute qu’un faible intéret narratif. Il serait aussi inintéressant qu’un film, où le héros ne ferait que progresser sans jamais chuter.

De la même manière,  si un match de football peut parfois être plus palpitant qu’un film, c’est parce que les règles du football sont construites pour optimiser l’enjeu narratif. De spectaculaires retournement de situations sont possibles. Les match de foots sont de bonnes histoires avant d’être des démonstrations de virtuosité sportive.

Les difficultés de la narration interactive

Ces similarités frappantes entre les univers fictionnels et ludiques devraient naturellement conduire à des rapprochements : des jeux narratifs, des historiques ludiques. Pourtant, l’exploration de ces hybrides conduit souvent à des difficultés. Le mariage des jeux et des fictions n’est pas aussi naturel qu’on pourrait le penser.

Quelle est la difficulté ? Dans une narration interactive, l’auteur essaie de contrôler la direction de l’intrigue de manière à lui donner une structure bien formée mais, dans le même temps, le joueur/lecteur reclame la liberté de réagir sans être explicitement contrôlé par l’auteur. La narration interactive est donc structurée par deux forces opposées, dont le juste équilibre est très difficile à trouver.

La narration interactive poursuit un double objectif esthétique. Il s’agit d’une part d’obtenir une histoire émergente où chaque récit est potentiellement unique et d’autre part de proposer une expérience immersive au lecteur/joueur qualitativement différente de celle qu’il peut trouver dans les fictions. La question de d’immersion est complexe dans la mesure où elle peut soit être ludique (absorption dans l’accomplissement d’une tâche, la concentration du joueur d’échec) ou narrative (engagement de l’imagination dans la contemplation d’un monde narratif). Cette immersion prend dans les deux cas des formes spatiales, temporelles (suspens) et émotionnelle (pleurer, rire).

Quand on pose le problème de cette manière, il devient clair que celle certaines formes de récits et de jeux peuvent être adapté à ce type de narration.

Les formes majeures de la narration interactive

Le genre le plus facile à adapter en narration interactive est l’épopée. Elle met en scène une intrigue typique des traditions culturelles orales, souvent centrée sur les action d’un héros solitaire, comme Gilgamesh ou Ulysse. L’épopée propose un mode narratif infiniment prolongeable dans la mesure où les relations entre les personnages n’évoluent presque pas. Ces avantages structuraux expliquent que la plus grande partie des jeux vidéos soit basés sur une intrigue épique. Les actions du héros sont des actes physiques faciles à simuler. Le scénario de base peut se répéter indéfiniment. La nature solitaire de la quête simplifie les relations entre les personnages. Le thème du voyage donne lieu à variations de décors visuellement attrayante.

Juste derrière l’épopée, l’intrigue épistémique, centrée sur le désir de résoudre un mystère, est aussi un genre relativement bien adapté la narration interactive. Il s’agit dans ce genre d’organiser deux narrations : celle des événements de l’intrigue et celle de l’histoire des investigations, le meurtre et l’enquête. Ces deux narrations peuvent typiquement correspondre  aux forces contraires qu’il s’agit d’équilibrer dans toute narration interactive : l’élément prédéterminé et l’élément libre. Le joueur mène l’enquête au sujet d’une histoire en partie indépendante de ses propres actes. L’immersion spatiale et temporelle est également facilitée par ce type de narration. Par exemple, dans un jeu vidéo, l’intrigue épistémique peut prendre la forme de la recherche d’indices visuels. L’enquêteur est plongé dans l’univers graphique de l’histoire. Symétriquement, les éléments prédéterminés de la narration organisent implicitement une immersion temporelle. L’enquêteur est plongé dans une trame temporelle dont il n’a pas le contrôle total.

Au contraire, l’intrigue dramatique classique, celle à l’œuvre aussi bien dans Phèdre quand la plupart des récits contemporains, est beaucoup plus difficile à adapter dans la mesure où elle concerne essentiellement l’évolution d’un réseau de relations humaines. C’est une forme close basée sur un arc narratif qui passe typiquement par des phases d’exposition, de crise et de résolution. Le récit converge vers son dénouement.  Il est difficile de trouver un rôle pour le joueur dans ce type de mécanique narrative. Une approche consiste à confier au joueur un des personnages et de laisser la machine contrôler les autres selon une logique qui leur serait propre. Mais l’explosion combinatoire menace. Le risque est surtout de briser l’arc narratif en l’ouvrant. Comment garantir que l’histoire sera toujours intéressante ? L’exemple classique de ce type d’exploration est Façade, un drame interactif en un acte. Mais peu d’autres projets ont suivi.

Peut-on considérer les jeux en ligne multijoueurs comme d’immense narrations interactives ? Leur monde est en effet riche en légendes.  Ils proposent des « quêtes » qui sont autant de mini-histoires. Chaque groupe de joueurs peut vivre sa propre épopée. Mais pour des raisons pratiques, les « quêtes » n’ont aucun effet durable. Le dragon ressuscite pour être prêt à périr de nouveau sous les coups d’autres aventuriers. Ces mécanismes sont fondamentalement anti-narratifs et au delà du plaisir répétitif de l' »épopée » ils ne semblent pas offrir la base pour des narrations d’une certaine ampleur.

Que sont les Sims en terme de narration interactive ? Alfred Hitchcock disait que « le drame est une vie à laquelle on a supprimé les moments ennuyeux » (F. Truffaud, Le cinéma selon Hitchcock, Paris, Ramsay, 1983). D’une certaines manière, les Sims proposent exactement l’inverse. Les Sims c’est la vie avec les moments dramatiques supprimés. Si le jeu a eu le succès que l’on connaît c’est peut-être précisément parce que la part des relations interpersonnelles y a été réduit à un minimum caricatural. Chris Crawford était plutôt sévère sur ce point.

The Sims isn’t about people, it’s a housekeeping sim. It’s consumerism plus housekeeping. It works, it’s certainly better than shooting, and that’s its success. But interpersonal interaction is not about going to the bathroom. It’s much much more. The Sims is ultimately a cold game. The interactions people have, have a really mechanistic feel. (The Guardian, Feb 2005)

Aucune de ces productions ne semble donc s’approcher du « Saint Graal » : une narration interactive aussi passionnante qu’un bon roman, un bon film ou une bonne série télévisée. Les meilleurs jeux dans ce domaine restent avant tout des jeux. Les histoires émergentes que construisent leurs joueurs ne parviennent pas à passer le cap du simple divertissement récréatif. Mais au fond est-ce que cette quête du Graal a vraiment un sens ? Ne faut-il pas admettre que jeux et récits sont des formes radicalement différentes ? Ou est-ce simplement une question de temps et de persévérance ? Un jour, peut-être, nous aurons tellement  progressé dans notre compréhension fine de ce qu’est une bonne histoire que nous serons capables de construire à la volée des narrations interactives très supérieures aux productions actuelles. Seul le temps le dira …

Verzettelung : être perdu dans ses propres fiches

janvier 3, 2011

La langue allemande est quand même extraordinaire. J’ai découvert en suivant les discussions récentes sur le Humanist Discussion Group, qu’elle propose un terme spécifique pour cet état de confusion particulier qui caractérise le fait d’être perdu dans trop d’information organisée : Verzettelung, être perdu dans ses propres fiches. C’est bien là un autre type de perte de repère que celle qui caractérise les immersions déstabilisatrices de la lecture Mer du Nord. Verzettelung s’approche un peu de l’anglais information overload, popularisé selon Wikipedia par Alvin Toffler, mais qui reste beaucoup plus générique et imprécis. Il semble que le Français ne soit pas aussi riche pour décrire la phénoménologie de la confusion informationnelle.

Bizarrerie: Si l’on n’en croit Google Ngrams, Verzettelung a atteint son pic dans les livres en Allemand grosso modo durant la première et la seconde guerre mondiale. Le terme est en déclin dans la seconde moitié du XXe siècle. Est-ce un artefact ?

Lecture Jacuzzi / Lecture Mer du Nord

novembre 8, 2010

Je reviens ici sur la métaphore natatoire que j’ai commencé à explorer dans mon exposé au SFEM. J’ai montré la figure ci-dessous en guide d’illustration du processus d’immersion qui caractérise la lecture. Chaque point noir sur la ligne du bas représente une plongée dans le livre. La lecture elle-même est entrecoupée par des moments où nous remontons à la surface.

 

Lire c'est nager

Lire c'est nager

Lire c’est nager. Les livres sont des piscines portatives. Il suffit de les ouvrir pour y plonger et s’y baigner.

Il existe évidemment différents types de baignades. Par exemple, le plaisir immédiat de la lecture « Jacuzzi ». Il est si facile de s’y plonger. C’est beau, coloré, distrayant, informatif, instantanément gratifiant…  mais après vingt à trente minutes nous commençons à nous sentir un peu nauséeux. Notre tête tourne un peu. La lassitude vient. Nous reposons l’ouvrage.

Il y aussi la lecture mer du Nord. Lorsque nous trempons le bout du premier orteil  dans l’eau glacée, nous nous disons «  non, vraiment pas la peine d’insister, c’est trop froid». Dès la première page, la tentation d’abandonner est grande. Nous reprenons un peu plus tard, réussissons avec courage et détermination à terminer l’introduction. Des points restent obscurs, notre motivation est incertaine. L’effort en vaut-il la peine ? Parfois nous abandonnons. Pas le courage. Parfois nous persistons dans l’effort, vainquons le premier chapitre. Et là surprise, nous commençons à nous habituer, le texte jadis opaque se fluidifie.  Nous prenons plaisir à y rester. Et puis surtout, quand arrivé à la fin de la lecture, nous nous résignons à revenir sur le rivage, nous nous sentons mieux, frais, éveillé, heureux de l’épreuve dont nous avons triomphé, prêt à des lectures encore plus froides.

Entre Gala et Joyce, entre Paris Match et Heidegger, il y a évidemment un monde de baignades intermédiaires et des subtilités dont cette dichotomie simpliste Jacuzzi/Mer du Nord ne rend pas bien compte. Il y a les petites baignades courtes et rapprochées caractéristiques du butinage web. Il y a la nage en surface des livres qui portent pédagogiquement leur lecteur au moyen d’encarts, de rappels en marge, de résumés et de figure illustratives et la plongée profonde de ceux qui vous entraînent dans leur monde en faisant bien attention de ne rien offrir qui puisse vous distraire ou vous faire remonter à la surface.

Parfois nous remontons à la surface contre notre grès, non pas pour respirer entre deux immersions mais parce que tout d’un coup nous l’interface livre cesse de faire corps avec nous. Une page encore attachée d’un livre de jadis ou de manière plus contemporaine l’incongruité d’une interface numérique mal adaptée. Comme quand suite à un faux mouvement, le marteau cesse d’être l’extension inconsciente de notre main pour redevenir cet outil extérieur, comme quand l’inégalité d’un trottoir nous fait trébucher et nous rappelle qu’un comportement si intégré que la marche est en fait loin d’être évident, l’interface de lecture mal conçue nous rappelle nous avons devant nous un objet et non pas une piscine.