Je reviens ici sur la métaphore natatoire que j’ai commencé à explorer dans mon exposé au SFEM. J’ai montré la figure ci-dessous en guide d’illustration du processus d’immersion qui caractérise la lecture. Chaque point noir sur la ligne du bas représente une plongée dans le livre. La lecture elle-même est entrecoupée par des moments où nous remontons à la surface.
Lire c’est nager. Les livres sont des piscines portatives. Il suffit de les ouvrir pour y plonger et s’y baigner.
Il existe évidemment différents types de baignades. Par exemple, le plaisir immédiat de la lecture « Jacuzzi ». Il est si facile de s’y plonger. C’est beau, coloré, distrayant, informatif, instantanément gratifiant… mais après vingt à trente minutes nous commençons à nous sentir un peu nauséeux. Notre tête tourne un peu. La lassitude vient. Nous reposons l’ouvrage.
Il y aussi la lecture mer du Nord. Lorsque nous trempons le bout du premier orteil dans l’eau glacée, nous nous disons « non, vraiment pas la peine d’insister, c’est trop froid». Dès la première page, la tentation d’abandonner est grande. Nous reprenons un peu plus tard, réussissons avec courage et détermination à terminer l’introduction. Des points restent obscurs, notre motivation est incertaine. L’effort en vaut-il la peine ? Parfois nous abandonnons. Pas le courage. Parfois nous persistons dans l’effort, vainquons le premier chapitre. Et là surprise, nous commençons à nous habituer, le texte jadis opaque se fluidifie. Nous prenons plaisir à y rester. Et puis surtout, quand arrivé à la fin de la lecture, nous nous résignons à revenir sur le rivage, nous nous sentons mieux, frais, éveillé, heureux de l’épreuve dont nous avons triomphé, prêt à des lectures encore plus froides.
Entre Gala et Joyce, entre Paris Match et Heidegger, il y a évidemment un monde de baignades intermédiaires et des subtilités dont cette dichotomie simpliste Jacuzzi/Mer du Nord ne rend pas bien compte. Il y a les petites baignades courtes et rapprochées caractéristiques du butinage web. Il y a la nage en surface des livres qui portent pédagogiquement leur lecteur au moyen d’encarts, de rappels en marge, de résumés et de figure illustratives et la plongée profonde de ceux qui vous entraînent dans leur monde en faisant bien attention de ne rien offrir qui puisse vous distraire ou vous faire remonter à la surface.
Parfois nous remontons à la surface contre notre grès, non pas pour respirer entre deux immersions mais parce que tout d’un coup nous l’interface livre cesse de faire corps avec nous. Une page encore attachée d’un livre de jadis ou de manière plus contemporaine l’incongruité d’une interface numérique mal adaptée. Comme quand suite à un faux mouvement, le marteau cesse d’être l’extension inconsciente de notre main pour redevenir cet outil extérieur, comme quand l’inégalité d’un trottoir nous fait trébucher et nous rappelle qu’un comportement si intégré que la marche est en fait loin d’être évident, l’interface de lecture mal conçue nous rappelle nous avons devant nous un objet et non pas une piscine.
Lire / Lier : les deux temps du lecteur
juin 14, 2010La lecture passionnante des billets croisés de Karl Dubost, de Francois Bon et d’ Hubert Guillaud, sur la manière dont chaque page d’un livre nous conduit à faire des liens, à chercher encore, à ouvrir un autre livre m’encourage à tenter de faire le point sur cette question qui me préoccupe beaucoup en ce moment.
Dans plusieurs de mes interventions récentes j’ai insisté sur le fait que l’erreur la plus commune par rapport à la lecture est de la considérer comme un processus unique. La « lecture » ça n’existe pas. Il y a une famille de comportements qui extérieurement se ressemblent est que nous appelons lire. Mais lorsque nous « lisons » un roman, un essai, un livre d’art, un magazine, une bande dessinée, un guide de voyage, un mode d’emploi ou un dictionnaire … nos yeux, nos mains et nos pensées font des danses bien différentes. Nous lisons les uns linéairement, les autres hiérarchiquement. Nous les tenons à une mains ou à deux… bref dire que ces mouvements du corps et de l’esprit ne sont qu’un seul et même comportement et aussi simplificateur que d’assimiler tous les sports olympiques à une seule et même catégorie : « des gens qui s’agitent ».
C’est donc une grande variété de comportements sensorimoteurs qui se cache derrière le verbe « lire ». Paradoxalement ce qui fait peut-être l’unité de la lecture, c’est le moment où nous levons, ne serait-ce que pour quelques instants, les yeux de la page ou de l’écran pour marquer une pause. C’est dans cet entre deux, dans cette interruption du flux, que nous cessons de lire pour commencer à lier. Les mots juste lus en évoquent d’autres. Les images s’associent. Nous nous rappelons, nous tentons d’imaginer. L’espace d’un instant nous ne sommes plus dans le texte, nous sommes « au dessus ».
Il n’est pas impossible qu’un des plaisirs premiers de la lecture se situe dans cet entre deux, dans ce moment indécis ou nous hésitons à revenir dans le flux ou à prolonger encore quelques instant la rêverie ou les réflexions qu’il a provoqué. C’est à ce moment précis où certains d’entre nous ressentent l’impétieux besoin de surligner, d’annoter, de commenter pour garder trace de cet état que nous savons éphémère. Nous savons que de revenir dans le texte pourrait partiellement nous faire oublier, comme le matin chasse le rêve de la nuit.
Les notes et les autres traces que nous laissons avant de reprendre le fil de la lecture sont nos meilleures portes d’entrées pour comprendre ce qui se passe dans ces moments suspendus. Dans la lecture traditionnelle, cette activité reste privée, secrète et donc pour l’essentiel encore inconnue. Une des ambitions du projet bookstrapping est de fournir une plateforme pour partager ces commentaires associés à une page ou un passage que nous venons de lire. Il n’y a pas de doute que seule fait de rendre publique ces impressions de lecture transforme le processus de prise de notes lui-même. Néanmoins, la variété des commentaires déjà postés sur bookstrapping nous montre un premier échantillonnage de ces liaisons.
Prenons quelques exemples tirés des réactions à mon propre livre « la métamorphose des objets ». Ici un de mes lecteurs s’interroge sur un argument (on ne s’attache pas aux objets électroniques) qu’il juge contradictoire avec certaines pratiques qui lui reviennent en mémoire (les marchés aux puces de vieux ordinateurs). Quelques pages plus tard, un autre lecteur se rappelle que la position de Bernard Stiegler sur le Cloud Computing contraste quelque peu avec la mienne et retrouve la référence du texte correspondant. Un peu plus loin, un troisième lecteur s’interroge la pertinence du nouveau modèle de production des objets que je décris quand le moteur économique est avant tout dirigé par le désir d’objets nouveaux. Chacune de ces remarques est le début d’une conversation.
Liaison avec une pratique, liaison avec un autre texte, liaison avec un autre raisonnement, il faudrait construire une ontologie des mille et unes manières de lier quand nous cessons de lire. D’une manière générale comprendre cet « entre deux » est un des enjeux majeur pour fournir créer les interfaces de lecture véritablement pertinentes. Nous avons récemment entamé de produire des livres-applications, les « bookapps », dont l’ambition est de fournir les outils adéquats pour partager ces associations, ces réflexions et ces nouvelles pistes que le texte induit. L’enjeu est de donner corps à ce metalivre, selon l’expression d’Hubert Guillaud, que nous construisons au fur et à mesure que nous lisons, fait des liens que le lecteur tisse au contact des mots de l’auteur. Ce n’est évidemment qu’un début et je serais intéressé par recueillir des réactions sur le type d’outils qui pourrait être pertinents pour explorer un entrelacement optimal entre lire et lier.
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