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Bookworld : un monde où chaque livre est une ville

février 22, 2012

Cette semaine à l’occasion de la conférence LIFT, Philippe Michel, Laurent Bolli et moi-même présentons en avant première, quelques jours avant sa sortie officielle, une nouvelle application iPad de lecture sociale appelée Bookworld. C’est un projet expérimental conçu par Lecteurs.com chez Orange et  Bookapp.com. Ce billet est l’occasion de faire le point sur un projet né il y a tout juste un an lors d’un premier workshop intitulé Book Urbanism.

Dans Bookworld, chaque livre est une ville. Le quartier downtown regroupe symbolise la structure de l’ouvrage. Chaque chapitre est une tour plus ou moins haute, la structure du livre définit ainsi une « skyline » unique et caractéristique de son organisation. Tout autour de ce quartier central, des faubourgs présentent les découvertes faites par des lecteurs : descriptions des personnages, lieux ou objets remarquables dont le livre traite, mais aussi des citations, des références à d’autres livres, des résumés et avis sur l’ouvrage. Au fur et à mesure que les lecteurs documentent sous forme de fiches ce que les livres contiennent, ces faubourgs croissent jusqu’à devenir potentiellement plus important que le cœur du livre lui-même. Si par exemple deux livres traitent d’un même lieu ou font intervenir un même personnage, les deux villes deviennent voisines dans le monde des livres.  Et le monde des livres progressivement se structure en un univers riche et complexe.

Dans cette construction collective, les lecteurs peuvent jouer différents rôles. Selon leurs activités, les uns deviennent prospecteurs, critiques, biographes, géographes ou l’un des autres métiers que l’application propose. Ensemble ils contribuent à extraire des livres une multitude de détails, tissent des connexions entre les livres qu’ils aiment et construisent ainsi un véritable monde.  L’application iPad Bookworld permet de naviguer dans cet univers en 3D en croissance perpétuelle, pour découvrir de nouveaux livres et par leur intermédiaires de nouvelles personnes, de nouveaux lieux et de nouvelles choses.

Voici par exemple à quoi ressemble aujourd’hui le Seigneur des anneaux dans Bookworld : Au centre, la dense forêt de tours bleues reflète le découpage en chapitre des trois tomes de la saga. Depuis cette perspective, nous voyons également des baraques rouges, correspondant au quartier des personnages : une trentaine ont déjà été documentés. Au loin une autre ville, le Silmarillon, thématiquement liée mais aujourd’hui moins développée dans Bookworld.

Un simple « tap » sur la ville permet de voir la « gazette » et d’accéder à toutes les fiches déjà documentées par les lecteurs. Il est alors possible de découvrir visuellement les personnages, les objets, les lieux du livres mais aussi des citations (« verbatim »), des avis et des résumés.

L’approche est générale et s’applique aussi bien aux livres de fiction qu’aux essais ou à la bande dessinée. Nous avons développé toute une série d’outils pour faciliter la croissance de cette base de connaissance. Ils permettent par exemple de chercher automatiquement des images et des informations sur un personnage ou les citations issues d’un livre sur le web. L’utilisateur  choisit parmi les résultats proposés ceux qui lui semblent les plus pertinents et les ajoutent à la fiche correspondante. Les sources des informations ajoutées sont indiquées sur la fiche ce qui permet de retrouver où l’information a été glanée. Ce type de recherche semi-automatique dans laquelle la machine propose des résultats que l’utilisateur filtre ensuite par rapport à des critères pertinences difficiles à modéliser (qu’est ce qu’une bonne représentation d’un personnage, qu’est-ce que une bonne citation ? ) nous semble un intéressant compromis. Nous verrons comment les utilisateurs se l’approprient.

Le grand défi est maintenant de peupler ce monde. Pour lancer le processus avant la sortie officielle de l’application, nous avons aménagé une véritable bibliothèque dans l’espace LIFT expérience contenant une sélection de best-sellers, d’essais classiques et de bandes dessinées. Notre équipe sur place s’attellera à transformer le maximum de livres en villes pendant les trois jours que durent la conférence. Nous invitons également tous les participants à venir avec les livres qu’ils voudraient « urbaniser ». Notre équipe les guidera dans ce processus un peu particulier en leur montrant la meilleur manière, pour chaque livre de créer le quartier central et de faire croître les faubourgs.

Book urbanism

Cette étrange aventure est née d’un workshop intitulé « Book Urbanism : Developing books like cities » organisé à LIFT il y a un an par Laurent Bolli et moi-même. Nous invitions les participants à réfléchir à la fécondité des métaphores urbaines pour décrire à la fois la structure et l’expérience de lecture d’un livre.Notre hypothèse était qu’en comparant les livres à des villes, nous pourrions en retour imaginer la transcription de certains services urbains (guides touristiques, systèmes de signalisation, système d’adressage, quartiers commerciaux) pour les livres. Nous proposions de penser les projets éditoriaux comme des projets de construction, les listes de lecture comme des itinéraires de voyages, les processus  d’enrichissement comme des développements urbains, les modèles économiques du livres comme des modèles économiques de la ville, les expériences de lecture comme des déambulations dans une cité.

Un livre, comme une ville, est effectivement un espace 3D dans lequel il est possible d’organiser spatialement un discours (la fonction architecturante du livre). Lors de ce premier workshop nous avions d’abord discuté d’un certain nombre d’exemples de livres et de villes permettant de comparer visuellement et structurellement certaines villes à certains livres et vice versa. Nous avions par exemple comparé Los Angeles à Wikipedia et montré comment cette encyclopédie en ligne pouvait être considérée comme le premier « méga-livre », une ville en croissance perpétuelle souffrant des mêmes problèmes que les grandes villes (vandalisme, problème de signalisation, problème de contrôle, nécessité d’un service régulier de nettoyage).

Nous avions ensuite étudié un certain nombre de cas particulier : la comparaison des modèles commerciaux des quartiers de shopping avec ceux des catalogues et des brochures, les espaces publicitaires urbains avec leur équivalent dans les magazines, les architectures sponsorisées et les livres produits grâce à des mécènes, les favelas et les plateformes éditoriales de co-création, les villes-machines de la science fiction (p.e. Dark City d’Alex Proyas) avec les nouveaux modèles de livres-machines.

Enfin, nous avions demandé aux participants de se regrouper en « Ministères » pour travailler de manière créative sur des aspects spécifiques du monde des livres-villes. Le « Ministère des Postes et Télécommunications » avait planché sur un système d’adressage universel permettant de repérer tous les éléments possibles d’un livre-ville. Le « Ministère du Tourisme » avait imaginé des campagnes de promotions pour les livres-villes. Le « Ministère du Commerce » devait proposer des modèles commerciaux attractifs pour inciter les acteurs privés à participer aux développement de certains livre-ville. Le « Ministère de la Population » était en charge des dynamiques participatives permettant le développement harmonieux des livres-villes. Enfin, le « Ministère de la Connectivité et de la Circulation » avait pour mission d’organiser la circulation des personnes et des ressources à l’intérieur mais aussi entre les livres-villes sous forme de routes, de transports aériens, etc.

Naissance du projet Bookworld

L’équipe d’Orange Valley propose depuis avril 2010 une plateforme de lecture sociale appelée Lecteurs.com. L’objectif de ce service est de proposer aux amoureux de la lecture un espace de rencontre où ils peuvent partager des coups de coeurs et enrichir ensemble des informations sur les livres qu’ils aiment. La plateforme permet de faire des commentaires sur des livres, de partager des listes de lecture, de découvrir de nouveaux livres grâce aux recommandations de ses amis et de lire des ebooks. Le site se veut aussi une passerelle douce vers la lecture numérique en faisant la promotion des usages. Le service comptabilise aujourd’hui un peu de 165 000 inscrits.

Une des originalités graphiques de lecteurs.com est que chaque lecteur est représenté par un badge montrant ses livres préférés. La constitution de ce premier avatar (« je suis ce que je lis ») est une des premières étapes lorsque l’on s’inscrit sur la plateforme. D’une manière générale tout le site est centré sur les lecteurs eux-mêmes. Les plus actifs sont mis en avant sous la forme d’un TOP 10 mensuel.

L’équipe d’Orange Valley avait déjà adapté ce service sous la forme d’une application iPhone permettant la lecture d’ebook mais souhaitait proposer sur iPad une expérience très différente. Nous avons commencé à explorer ensemble plusieurs pistes et l’idée de poursuivre la piste métaphorique de Book urbanism s’est rapidement dessinée. Sur iPad, le service Lecteurs.com prendrait la forme expérimentale de Bookworld, un monde de livres en croissance perpétuelle, une autre manière de visualiser et de faire l’expérience de la lecture sociale.

Book urbanism 2

Le projet Bookworld explore certaines des pistes discutées dans ce workshop initial. Mais cette première instanciation est loin d’avoir épuisé le sujet. Les livres-villes de Bookworld sont encore extrêmement simples comparés aux développements potentiels que cette métaphore permet d’imaginer. Une partie du second workshop « Book urbanism 2 » que nous organisons cette année à LIFT consiste précisément en une critique constructive de cette première version et en une exploration de pistes concrètes pour approfondir la métaphore.

Quelles représentations pour les livres-villes ? Dans Bookworld nous tentons de faire un pont entre l’univers essentiellement textuel des livres et l’univers essentiellement visuel des villes. Dans la première version de l’application toutes les villes donnent lieu à un quartier central dont la structure est seulement déterminée par le découpage en chapitres de l’œuvre. Il serait peut-être intéressant de développer, comme nous l’avions fait dans le workshop l’an dernier, une taxonomie de représentation correspondant à des types de livres différents. Il serait également important que les circuits de circulations dans l’œuvre apparaisse de manière plus intuitive et synthétique dans leur représentation sous forme de ville. Faudrait-il coder et faire apparaître plus explicitement les arcs narratifs et argumentatifs dans la structure de la ville ? Dans la mesure où une partie du contenu sémantique de chaque chapitre est balisé par le processus de documentation par fiche que l’application propose nous pourrions exploiter cette information dans la représentation elle-même. Notons enfin que notre moteur 3D permet aujourd’hui de survoler chaque livre-ville et le considérer sous différent angle mais que nous ne proposons pas encore une véritable immersion architecturale. Est-ce une bonne piste à explorer ? Comment se déplacer efficacement dans un livre-ville ?

Quels services pour les livres-villes ? Les services urbains pertinents pour les livres-villes avaient été particulièrement bien développés dans le workshop précédent mais ils ne se sont à ce jour que peu concrétisés dans l’application. Dans cette première version nous proposons des métiers, comme des castes de personnages, qui dépendent des activités d’enrichissement que l’utilisateur pratique. Nous pouvons aller plus loin et imaginer de vrais services. Il manque aujourd’hui l’équivalent des agences de voyages pour les livres : des services qui proposerait des itinéraires de lecture, mis en valeur par des brochures permettant d’anticiper visuellement les meilleurs moments mais aussi les passages difficiles (lecture Jacuzzi / lecture Mer du Nord) par exemple sous la forme de systèmes de dénivellation. Il y aussi une opportunité pour des guides qui vous accompagneraient lors de vos lectures, comme lorsque vous visitez une ville avec une personne locale rappelant les anecdotes, vous invitant à porter votre regard sur des détails que le visiteur pressé d’ordinaire néglige. La lecture, comme la découverte d’une ville, n’est pas forcément un plaisir solitaire. Il existe déjà des multiples manière de lire ensemble (voir mon cours introductif sur les social reading technologies).  Toutes ces fonctions de médiation sont difficilement automatisables par des machines. Nous avons besoin de la pertinence et de la sympathie d’un interlocuteur humain.

Pour résumer, notre objectif avec ce projet est de faire des livres des lieux habités. Avec la lecture classique, ils ne sont le plus souvent que  des ruines que l’on visite sans y séjourner et dont on ne ramène juste quelques cartes postales. Nous devrions pouvoir nous rencontrer dans des livres, travailler dans des livres, vendre des services et des objets dans des livres, bref faire des livres des espaces de vie et pas simplement des échappatoires immersives, des cachettes ou des jardins secrets. Si vous êtes sur Genève cette semaine, rejoignez-nous dans cette étrange aventure. Sinon attendez encore quelques jours et essayez la première version de l’application sur iPad.