Archive for septembre, 2013

A propos d’Ingress, jeu en réalité alternée

septembre 7, 2013

Le Temps consacre ce samedi une page entière à Ingress, jeu en réalité alternée. La journaliste, Jessica Richard, m’avait posé quelques questions pour préparer son article. Comme l’article a pris finalement la forme d’une narration décrivant essentiellement l’expérience de jeu, plus que d’une réflexion sur les enjeux de ces nouvelles formes ludiques — il faut en effet sans doute d’abord faire mieux connaitre ces jeux au grand public avant d’en discuter la spécificité de manière plus approfondie —   je me permets de reproduire ici l’interview préparatoire, dans le cas où cela pourrait intéresser quelqu’un. 

Ingress est-il selon vous un jeu de réalité augmentée ou alternée ? Et quelle est la différence entre ces deux appellations ?

Les jeux en réalité alternée sont construits autour de scénarios, le plus souvent participatifs, qui se déroulent dans notre monde et en temps réel. Ce sont d’une certaine manière de jeux de rôles « grandeur nature » ayant comme cadre notre univers familier. Certains de ces jeux utilisent de multiples modalités : les joueurs reçoivent des emails, des coups de téléphone, consultent des sites web ou utilisent une application mobile. Le jeu ne s’arrête jamais et se poursuit en parallèle des autres activités quotidiennes. Dans Ingress par exemple, les joueurs doivent se rendre des lieux réels pour effectuer des actions qui ont des impacts dans l’univers du jeu, mais évidemment seuls les joueurs de jeu le savent. Ce sentiment de participer ensemble à des actions à la fois publiques et secrètes fait partie d’un des plaisirs spécifiques des jeux en réalité alternée.

Les jeux en réalité augmentée sont ceux qui d’une manière plus générale utilisent des dispositifs informatiques (smartphone, tablette, lunette, etc.) pour superposer des représentations virtuelles sur les images de la réalité. Il s’agit en quelque sorte de voir le monde au travers d’un filtre additionnel. Ingress n’utilise pas encore vraiment ce principe, puisque les interactions ont essentiellement lieu par l’intermédiaire de cartes, mais il est clair que ce type de technologie pourrait venir enrichir l’expérience ludique et s’inscrit tout à fait dans l’esprit des jeux en réalité alternée.

— Comment caractériser l’expérience nouvelle proposée par un jeu comme Ingress ?

Des jeux comme Ingress font la synthèse et étendent de deux types de virtualités traditionnelles, l’une qui vient des jeux et l’autre qui vient de la narration. N’importe quel jeu permet de créer momentanément une parenthèse spatiotemporelle dans laquelle les règles de comportements sont différentes. C’est ce que l’historien Johan Huizinga appelait le « cercle magique ». Dans certains jeux, ce cercle est visuellement matérialisé (un court de tennis, un échiquier, une marelle). La parenthèse s’ouvre quand le jeu commence puis elle se clôt quand le jeu finit. Les enfants apprennent très tôt ce principe culturel fondamental de nos sociétés. Par ailleurs, toute narration est aussi une réalité virtuelle. L’auteur d’un roman construit un monde parallèle cohérent et nous guide dans son exploration. Quand nous lisons un livre, nous sommes donc à tout moment à deux endroits à la fois, à un arrêt de bus à Lausanne, mais aussi dans l’Angleterre de Jane Austen ou sur la trace du meurtrier dans une enquête du commissaire Maigret. Les jeux en réalité alternée étendent, d’une part, le cercle magique du jeu à la vie de tous les jours et, d’autre part, synchronisent un univers narratif parallèle dans notre propre espace et notre propre temps. C’est donc le prolongement et le mariage des deux formes culturelles assez traditionnelles qui donne cette forme d’expérience inédite.

— Qu’est-ce qu’un jeu comme Ingress nous dit des « fantasmes » de l’homme ?

Nous avons sans doute une prédisposition culturelle pour ce type d’expérience. L’existence d’univers parallèles seuls perceptibles par des initiés est une des formes classiques en littérature fantastique. C’est aussi un thème très contemporain. L’esthétique d’Ingress, notamment dans les teasers annonçant le projet, a beaucoup de similarités avec les univers de J.J Abrams, notamment ceux des séries Lost et Fringe qui joue perpétuellement sur des variations autour du thème des mondes parallèles. Ce sont d’ailleurs des univers qui ont déjà donné lieu à d’autres jeux en réalité alternée.

— Pensez-vous que ce genre de jeu qui use du monde réel comme plateforme est appelé à se développer ?

Aujourd’hui les grandes entreprises comme Google accumulent des données sur le comportement des utilisateurs, mais jusqu’à présent elles n’avaient pas d’influence directe sur leurs actions. Avec un jeu comme Ingress, une entreprise peut littéralement « sculpter » comportement des joueurs en les invitant par exemple à se rendre à un point particulier pour effectuer une action spécifique. Ceci peut servir à améliorer la collection de données cartographique en documentant les déplacements des joueurs pour se rendre vers ce point, une manière d’affiner l’évaluation des temps de parcours et la diversité des trajets possibles. C’est une forme spécifique et efficace de « crowdsourcing » qui permet non seulement de recueillir de très large quantité de données, mais de se servir des joueurs comme sujets d’expérience. Celui qui contrôle le jeu transforme de fait les joueurs en pantins.

— Dans quelques années, pensez-vous que les gamers seront équipés de Google Glass et feront de leur ville leur terrain de jeu ? Quels risques, si risque il y a, cela pourrait générer ?

Un joueur qui utilise des dispositifs de réalité augmentée comme Google Glass prend peut-être en fait moins de risque qu’un simple piéton qui traverse une rue tout en consultant ses emails sur son smartphone. C’est la captation des données associées à ce type d’interface qui est plus préoccupante. Quand une entreprise peut non seulement inciter des joueurs à se rendre à un endroit particulier, mais également capter continument leur regard durant ce trajet, elle dispose d’une stratégie sans précédent pour la collection de données. C’est, il me semble, dans cette perspective qu’il faut discuter des risques de ce type de projets.