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Wikipedia est un jeu

mars 17, 2012

Depuis quelques années, nous avons vu plusieurs réussites de création collective de connaissance utilisant des jeux. L’exemple le plus emblématique est Foursquare. Par sa dynamique ludique et la dizaine de millions d’utilisateurs, Foursquare a réussi à documenter l’espace géographique de manière sémantique. Il propose aujourd’hui cette immense et précieuse base de données à d’autres services, comme Instagram.

Les jeux peuvent créer des bases de connaissances. Mais nous pourrions également argumenter que les grands services de créations connaissances partagées sont également des jeux même s’ils ne sont pas présentés comme tels. Je vais tenter de développer cet argument autour de trois exemples : Twitter, Quora et Wikipedia.

Twitter est un jeu

Dans leur livre Gamification by Design, Gabe Zichermann et Christopher Cunningham décrivent minutieusement le concept d’Onboarding. L’Onboarding désigne l’initiation d’un utilisateur novice à un système complexe comme un jeu ou un service en ligne. Le nouvel utilisateur doit comprendre progressivement comment le système fonctionne et surtout avoir envie de continuer à l’utiliser dans le futur.

Une stratégie possible consiste à créer une boucle d’engagement social. Pour Zichermann et Cunningham cette boucle se décompose en quatre temps. Une émotion motivante (1) rencontre une proposition d’action (2)  qui donne des effets visibles incitant à continuer l’exploration (3) et conduit à des progrès mesurables (4) qui a leur tour renforcent une émotion motivante (1′).

Pour l’utilisateur novice de Twitter, tout commence avec probablement avec la curiosité d’essayer le service dont il a entendu parler (1), il découvre qu’il peut rédiger des Tweets (2). L’utilisateur quitte en général la plate-forme à ce stade sans savoir vraiment si elle va utiliser le service de manière régulière. Avec un peu de chance dans les heures ou les jours qui suivent, quelqu’un le mentionne dans un Tweet (3) (Il voit son nom avec @ et en déduit l’usage de ce signe), ce qui incite le novice à revenir sur le service et à continuer la conversation. Si ses Tweets sont jugés pertinents, l’utilisateur commence à avoir des followers. Cette mesure explicite (4)  de son importance dans Twitter le motive à continuer à tweeter avec pour objectif plus ou moins avoué de tenter d’avoir plus de followers.

Au fur et à mesure que l’utilisateur de Twitter devient un expert, sa perception de la boucle d’engagement se modifie et l’importance des divers classements associés au service de micro-message se précise. L’expert comprend qu’un grand nombre de  mention et de retweet peuvent modifier son score sur Klout ou sur un autre des services qui proposent aujourd’hui d’évaluer le capital social. Il comprend les meilleures heures pour Twitter. Consciemment ou inconsciemment il optimise son écriture et la temporalité de ses messages pour jouer au jeu Twitter de la meilleure manière possible.

Quora est un autre type de jeu

Zichermann et Cunningham analyse de la même manière la structure ludique de Quora. Lancé à grand bruit en 2009, Quora est un service de questions/réponses. Son objectif affiché est de proposer un marché de la connaissance structurée sous la forme de questions associées à une série de réponses de grande qualité. L’enjeu pour Quora est d’attirer des contributeurs de qualité et de les motiver à écrire d’excellentes réponses aux questions posées.

Pour atteindre ce but, Quora a fait un choix très clair : personnaliser les réponses, dépersonnaliser les questions.Les questions ne sont pas visuellement attachées à celui qui les a posé. Elles sont immédiatement traitées comme un bien commun. Chacun peut les modifier et les améliorer. Dès qu’un utilisateur pose une question, il ne la contrôle plus.

En revanche tout dans l’interface reinforce le lien entre une réponse et son auteur. Dans Quora, la juxtaposition systématique de l’identité de l’utilisateur, mentionnant en particulier sa photo, son nom et sa bio, et de ses contributions introduit une équivalence directe entre la valeur d’un utilisateur et la qualité de ses réponses. Quora propose ensuite un système de classement explicite : les réponses les mieux notées sont présentées en premier juste en dessous de la question. Chaque question est donc une simplement une compétition entre utilisateurs. Celui qui propose la meilleure réponse gagne le jeu. Quora se contente ensuite de documenter au mieux cette compétition en fournissant des outils qui permettent aux utilisateurs de suivre en temps réel les performances de leur réponse dans chacune des compétitions dans lesquelles elles sont engagées.

Comme dans Twitter, le contributeur de Quora découvre ces règles au fur et à mesure et apprend ce qu’il doit optimiser pour gagner dans ce type particulier de compétition.

Wikipedia est aussi un jeu

Il est clair que Wikipedia n’a pas adopté la même stratégie ludique que Quora ou que Twitter. Il n’en reste pas moins que sa structure et sa réussite sont la résultante, au moins autant sinon plus, de la qualité de sa construction ludique que du rêve partagé d’une encyclopédie universelle, libre et gratuite.

Quel jeu est alors Wikipedia ? La réponse est évidente. C’est un MMORPG  (« Massively Multiplayer Online Role Playing Games »). Les contributeurs les plus actifs de Wikipedia ont un démarche qui a beaucoup de points communs avec celle des joueurs de World of Warcraft.

Pour jouer à Wikipedia, il faut contribuer. Contrairement à Quora qui impose à l’utilisateur novice un long et fastidieux processus de formation avant de pouvoir commencer, le processus d’onboarding de Wikipedia est beaucoup plus doux. Pas de login. Pas besoin d’être identifié. Le fait que l’historique de chaque page est conservé et qu’il soit toujours possible de revenir à une ancienne version d’un article permet cette ouverture. Mais la force conceptuelle de ce principe d’ouverture (Le projet d’encyclopédie libre que vous pouvez améliorer) ne doit pas masquer les vrais dynamiques qui pousse les utilisateurs à s’investir dans Wikipedia.

Après quelques contributions ou corrections anonymes, il est naturel que l’utilisateur souhaite signer ses ajouts. En s’identifiant, le Wikipedien développe une identité propre avec nom, une page personnelle. Il vient, peut-être sans le savoir, de passer au niveau 2.

Comme dans tout bon jeu, cette étape n’est que la première d’une longue série qui permettra à l’utilisateur motivé de franchir les niveaux successifs de la grande pyramide Wikipedia. Comment gravit-on les échelons ? Quels sont les privilèges reservés à ceux qui sont plus hauts ? Pourquoi certaines page sont-elles protégées contre les modifications ? Qui peut décider de ces choix ? Le novice ne le sait pas encore.

Wikipedia n’est pas aussi transparente que son mythe fondateur le laisse entendre. Comprendre ses rouages, ses comités, le système d’attribution de ses privilèges fait partie du plaisir de la découverte du joueur qui veut explorer ce monde finalement peu connu, reservé à quelques initiés qui ont fait l’effort de s’y investir.  Pour le novice, l’encyclopédie « participative » semble au début cacher relativement bien ses secrets.  La meilleure, et peut-être la seule, manière de comprendre Wikipedia est d’y jouer longtemps.

Au fur et à mesure qu’il réside dans Wikipedia, le joueur apprend les différents métiers qu’il pourrait exercer dans ce monde : administrateur, bureaucrate, steward, médiateur, arbitre, masqueur, importateur, vérificateur d’adresse IP. Comme dans tout jeu de rôle qui se respecte, chaque caste a ses devoirs et ses pouvoirs spéciaux.

Les administrateurs assurent typiquement la maintenance (nettoyage) de certaines pages, vérifier que les contenus ne posent pas de problèmes de droits d’auteur, réparer les actes de vandalisme. Toutes ces opérations peuvent être effectué par n’importe quel contributeur mais les administrateurs ont aussi accès à des pouvoirs supplémentaires :effacer des pages non pertinentes ou au contraire les « protéger » (empêcher leur modification), bloquer certains utilisateurs, renommer des pages, masquer des versions de l’historique.

Comment devient-on administrateur ? Il faut simplement être élu. La page correspondante indique les critères suivants non obligatoires mais recommandés  : « une bonne connaissance de la syntaxe wiki, des règles et du fonctionnement de Wikipédia en françaisune participation au minimum à des travaux du Projet:Maintenanceenviron 3 000 contributions et un an d’activité significative ». La route est longue, comme dans tout bon jeu de rôles.

Pour réussir sa campagne et se faire élire, il est important de comprendre le processus de vote et de décision.  Seul les votes des contributeurs ayant 50 contributions significatives à leur actif sont pris en considération. La candidature dure quinze jours. Si les votes sont favorables à l’accès au statut, le candidat est nommé. Les instructions précisent cependant que « La définition d’un vote « favorable » relève du pouvoir discrétionnaire des bureaucrates« .

Déjà notre administrateur voit plus haut et plus loin. Un jour peut-être il sera lui aussi « bureaucrate ». Les bureaucrates sont chargés de gérer les statuts de certains contributeurs à Wikipedia en particulier les adminstrateurs mais aussi les bots, ces algorithmes qui contribuent à Wikidepia effectuant des tâches répétitives et fastidieuses pour un humain (gestion des liens d’interlangue, la résolution des homonymies, les annulations de certains vandalismes). Environ de 8 personnes ont ce privilège sur Wikipédia en français.

Les stewards sont des « super bureaucrates ». En plus de gérer le statut des administrateurs, des bots et des bureaucrates, ils nomment également les masqueurs (ceux qui peuvent cacher des parties de Wikipedia comme des pages, des commentaires ou des historiques) et les vérificateurs d’adresses IP (qui peuvent faire le lien entre un compte utilisateur et l’adresse IP). Il n’y a que 3 stewards sur Wikipedia en Français.

Il faudrait encore parler des médiateurs, capable de s’interposer dans les disputes mais qui n’ont pas le pouvoir de voter ou de recommander une action punitive,  et des arbitres qui eux peuvent imposer une décision définitive. Le prestigieux ArbCom (Arbitration Committee) de la version Anglaise de Wikipedia n’a qu’une quinzaines de membres.

Wikipedia a aussi ses histoires fondatrices. Une des plus célèbres est la controverse sur Essjay, membre éminent de la Wikicratie qui cumulait les fonctions d’administrateur, bureaucrate, arbitre et mediateur, et qui fut pris en flagrant délit de mensonge sur sa page Wikipedia. Jouer le jeu de Wikipedia c’est faire un voyage initiatique dans l’envers du decor. Comprendre que la plus grande encyclopédie en ligne n’est pas tout à fait le simple résultat de la « sagesse des foules » mais a su s’auto-organiser autour d’une bureaucratie émergente. Wikipedia est véritablement un monde en soi avec sa politique, son histoire, son oligarchie.

Ainsi, World of Warcraft semble presque ennuyeux comparé aux mystères que l’exploration patiente de Wikipedia peut révéler. Il semble évident que. par bien des aspects, s’investir dans Wikipedia est une activité similaire à faire progresser son personnage dans un jeu de rôle multijoueurs. Et sur Wikipedia comme dans le MMPORG les joueurs avancent le plus souvent masqué derrière un pseudo qui leur permet de véritablement vivre une double vie. Employé du bureau le jour, Wikipedien la nuit.  Avec temps et persévérance, le contributeur se construit une identité propre, avec des pouvoirs associés, aussi difficilement acquis que ceux qui vous permettent d’être grand mage dans un univers d’heroic fantasy.

Tout cela n’enlève rien au fantastique édifice que Wikipedia représente, à la valeur de cette oeuvre collective, à la manière dont ce service gratuit à changer nos vies. Mais pour comprendre comment Wikipedia a pu croitre et prospérer, il faut réaliser, qu’avant tout, Wikipedia est un jeu.

Documentalisation des flux, fluidification des documents

janvier 7, 2011

Dans sa sélection des  50 meilleures inventions de l’année 2010, Time Magazine a choisi le magazine social Flipboard. Cette application iPad permet de consulter dans une mise en page qui rappelle celle des magazines des flux Twitter et Facebook que l’utilisateur peut librement choisir. Chacun peut ainsi se créer un magazine entièrement personnalisé, mis à jour en temps réel. Cette application et plusieurs autres (en particulier paper.li) explore une nouvelle tendance que nous pourrions appeler : la documentalisation des flux.

Comme l’écrit Pascal Robert, la fonction même d’un document est d’« arraisonner l’événement, de passer du flux à une relative stabilité sans laquelle on ne peut construire les outils du travail intellectuel ». En ce sens chaque tweet peut déjà être considéré comme un micro-document (les débats judiciaires autour de l’affaire Assange au cours desquels des tweets sont intentionnellement effacés puis retrouvés illustre bien ce point). Lorsque l’on tweet il s’agit bien, d’une certaine manière, de « documentaliser » un événement pris dans un flux.

De la même manière qu’il a été pertinent il y a plusieurs siècles de regrouper des documents-feuillets au sein d' »hyperdocuments » appelés livres, des outils comme Flipboard semble illustrer aujourd’hui l’intérêt de regrouper des micro-documents comme les tweets ou les statuts Facebook dans des hyperdocuments structurés. Ces magazines personnalisés reflètent les choix et les intérêts d’un individu, et à travers sa propre manière de sélectionner des flux, une certaine perspective sur l’information mondialisée et temps réel. Il s’agit en quelque de sorte, si l’on veut rajouter encore un néologisme, d’une nouvelle forme de micro-éditorialisation.
Ces nouvelles pratiques s’accompagne d’un retour en force de la notion de page, sans doute trop rapidement enterrée par les tenants de la fluidité des contenus. En tant que « lieux » et classeurs de microdocuments, les hyperdocuments doivent proposer des formes architecturales structurées. On pourrait interpréter les « magazines » de Flipboard comme des livres auxquels on rajouterait constamment des pages de début.

L’option actuelle prise par les concepteurs de Flipboard semble pourtant un peu différente. Les magazines générés ne sont ni archivables, ni référenciables. Ce ne sont en fait pas à proprement parler des  hyperdocuments, juste une sorte d’appareillage optique qui rend visible mais ne mémorise pas.

Il ne serait pas étonnant de voir apparaître dans les mois qui viennent des processus de documentalisation qui opteraient au contraire pour une forme de cristallisation progressive des flux d’actualité. Les pages de ces magazines se stabiliseraient au bout de quelques jours et deviendraient ainsi de véritable documents, citables et archivables. D’une certaine manière, Paper.li semble prendre ce chemin.

Pour finir, il est intéressant de constater que l’on voit apparaître symétriquement à ces processus de documentalisation des flux, des nouveaux services de fluidification de documents. Le service Qwiki en est l’exemple le plus illustratif. A partir des informations disponibles de plusieurs base de données, Qwiki produit automatiquement des petits spots d’information consultable comme de vrais programmes télévisuels. L’effet est impressionnant. Les documents stabilisés redeviennent des flux. La boucle est bouclée (il y a même un spot sur Flipboard)