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Bookworld : un monde où chaque livre est une ville

février 22, 2012

Cette semaine à l’occasion de la conférence LIFT, Philippe Michel, Laurent Bolli et moi-même présentons en avant première, quelques jours avant sa sortie officielle, une nouvelle application iPad de lecture sociale appelée Bookworld. C’est un projet expérimental conçu par Lecteurs.com chez Orange et  Bookapp.com. Ce billet est l’occasion de faire le point sur un projet né il y a tout juste un an lors d’un premier workshop intitulé Book Urbanism.

Dans Bookworld, chaque livre est une ville. Le quartier downtown regroupe symbolise la structure de l’ouvrage. Chaque chapitre est une tour plus ou moins haute, la structure du livre définit ainsi une « skyline » unique et caractéristique de son organisation. Tout autour de ce quartier central, des faubourgs présentent les découvertes faites par des lecteurs : descriptions des personnages, lieux ou objets remarquables dont le livre traite, mais aussi des citations, des références à d’autres livres, des résumés et avis sur l’ouvrage. Au fur et à mesure que les lecteurs documentent sous forme de fiches ce que les livres contiennent, ces faubourgs croissent jusqu’à devenir potentiellement plus important que le cœur du livre lui-même. Si par exemple deux livres traitent d’un même lieu ou font intervenir un même personnage, les deux villes deviennent voisines dans le monde des livres.  Et le monde des livres progressivement se structure en un univers riche et complexe.

Dans cette construction collective, les lecteurs peuvent jouer différents rôles. Selon leurs activités, les uns deviennent prospecteurs, critiques, biographes, géographes ou l’un des autres métiers que l’application propose. Ensemble ils contribuent à extraire des livres une multitude de détails, tissent des connexions entre les livres qu’ils aiment et construisent ainsi un véritable monde.  L’application iPad Bookworld permet de naviguer dans cet univers en 3D en croissance perpétuelle, pour découvrir de nouveaux livres et par leur intermédiaires de nouvelles personnes, de nouveaux lieux et de nouvelles choses.

Voici par exemple à quoi ressemble aujourd’hui le Seigneur des anneaux dans Bookworld : Au centre, la dense forêt de tours bleues reflète le découpage en chapitre des trois tomes de la saga. Depuis cette perspective, nous voyons également des baraques rouges, correspondant au quartier des personnages : une trentaine ont déjà été documentés. Au loin une autre ville, le Silmarillon, thématiquement liée mais aujourd’hui moins développée dans Bookworld.

Un simple « tap » sur la ville permet de voir la « gazette » et d’accéder à toutes les fiches déjà documentées par les lecteurs. Il est alors possible de découvrir visuellement les personnages, les objets, les lieux du livres mais aussi des citations (« verbatim »), des avis et des résumés.

L’approche est générale et s’applique aussi bien aux livres de fiction qu’aux essais ou à la bande dessinée. Nous avons développé toute une série d’outils pour faciliter la croissance de cette base de connaissance. Ils permettent par exemple de chercher automatiquement des images et des informations sur un personnage ou les citations issues d’un livre sur le web. L’utilisateur  choisit parmi les résultats proposés ceux qui lui semblent les plus pertinents et les ajoutent à la fiche correspondante. Les sources des informations ajoutées sont indiquées sur la fiche ce qui permet de retrouver où l’information a été glanée. Ce type de recherche semi-automatique dans laquelle la machine propose des résultats que l’utilisateur filtre ensuite par rapport à des critères pertinences difficiles à modéliser (qu’est ce qu’une bonne représentation d’un personnage, qu’est-ce que une bonne citation ? ) nous semble un intéressant compromis. Nous verrons comment les utilisateurs se l’approprient.

Le grand défi est maintenant de peupler ce monde. Pour lancer le processus avant la sortie officielle de l’application, nous avons aménagé une véritable bibliothèque dans l’espace LIFT expérience contenant une sélection de best-sellers, d’essais classiques et de bandes dessinées. Notre équipe sur place s’attellera à transformer le maximum de livres en villes pendant les trois jours que durent la conférence. Nous invitons également tous les participants à venir avec les livres qu’ils voudraient « urbaniser ». Notre équipe les guidera dans ce processus un peu particulier en leur montrant la meilleur manière, pour chaque livre de créer le quartier central et de faire croître les faubourgs.

Book urbanism

Cette étrange aventure est née d’un workshop intitulé « Book Urbanism : Developing books like cities » organisé à LIFT il y a un an par Laurent Bolli et moi-même. Nous invitions les participants à réfléchir à la fécondité des métaphores urbaines pour décrire à la fois la structure et l’expérience de lecture d’un livre.Notre hypothèse était qu’en comparant les livres à des villes, nous pourrions en retour imaginer la transcription de certains services urbains (guides touristiques, systèmes de signalisation, système d’adressage, quartiers commerciaux) pour les livres. Nous proposions de penser les projets éditoriaux comme des projets de construction, les listes de lecture comme des itinéraires de voyages, les processus  d’enrichissement comme des développements urbains, les modèles économiques du livres comme des modèles économiques de la ville, les expériences de lecture comme des déambulations dans une cité.

Un livre, comme une ville, est effectivement un espace 3D dans lequel il est possible d’organiser spatialement un discours (la fonction architecturante du livre). Lors de ce premier workshop nous avions d’abord discuté d’un certain nombre d’exemples de livres et de villes permettant de comparer visuellement et structurellement certaines villes à certains livres et vice versa. Nous avions par exemple comparé Los Angeles à Wikipedia et montré comment cette encyclopédie en ligne pouvait être considérée comme le premier « méga-livre », une ville en croissance perpétuelle souffrant des mêmes problèmes que les grandes villes (vandalisme, problème de signalisation, problème de contrôle, nécessité d’un service régulier de nettoyage).

Nous avions ensuite étudié un certain nombre de cas particulier : la comparaison des modèles commerciaux des quartiers de shopping avec ceux des catalogues et des brochures, les espaces publicitaires urbains avec leur équivalent dans les magazines, les architectures sponsorisées et les livres produits grâce à des mécènes, les favelas et les plateformes éditoriales de co-création, les villes-machines de la science fiction (p.e. Dark City d’Alex Proyas) avec les nouveaux modèles de livres-machines.

Enfin, nous avions demandé aux participants de se regrouper en « Ministères » pour travailler de manière créative sur des aspects spécifiques du monde des livres-villes. Le « Ministère des Postes et Télécommunications » avait planché sur un système d’adressage universel permettant de repérer tous les éléments possibles d’un livre-ville. Le « Ministère du Tourisme » avait imaginé des campagnes de promotions pour les livres-villes. Le « Ministère du Commerce » devait proposer des modèles commerciaux attractifs pour inciter les acteurs privés à participer aux développement de certains livre-ville. Le « Ministère de la Population » était en charge des dynamiques participatives permettant le développement harmonieux des livres-villes. Enfin, le « Ministère de la Connectivité et de la Circulation » avait pour mission d’organiser la circulation des personnes et des ressources à l’intérieur mais aussi entre les livres-villes sous forme de routes, de transports aériens, etc.

Naissance du projet Bookworld

L’équipe d’Orange Valley propose depuis avril 2010 une plateforme de lecture sociale appelée Lecteurs.com. L’objectif de ce service est de proposer aux amoureux de la lecture un espace de rencontre où ils peuvent partager des coups de coeurs et enrichir ensemble des informations sur les livres qu’ils aiment. La plateforme permet de faire des commentaires sur des livres, de partager des listes de lecture, de découvrir de nouveaux livres grâce aux recommandations de ses amis et de lire des ebooks. Le site se veut aussi une passerelle douce vers la lecture numérique en faisant la promotion des usages. Le service comptabilise aujourd’hui un peu de 165 000 inscrits.

Une des originalités graphiques de lecteurs.com est que chaque lecteur est représenté par un badge montrant ses livres préférés. La constitution de ce premier avatar (« je suis ce que je lis ») est une des premières étapes lorsque l’on s’inscrit sur la plateforme. D’une manière générale tout le site est centré sur les lecteurs eux-mêmes. Les plus actifs sont mis en avant sous la forme d’un TOP 10 mensuel.

L’équipe d’Orange Valley avait déjà adapté ce service sous la forme d’une application iPhone permettant la lecture d’ebook mais souhaitait proposer sur iPad une expérience très différente. Nous avons commencé à explorer ensemble plusieurs pistes et l’idée de poursuivre la piste métaphorique de Book urbanism s’est rapidement dessinée. Sur iPad, le service Lecteurs.com prendrait la forme expérimentale de Bookworld, un monde de livres en croissance perpétuelle, une autre manière de visualiser et de faire l’expérience de la lecture sociale.

Book urbanism 2

Le projet Bookworld explore certaines des pistes discutées dans ce workshop initial. Mais cette première instanciation est loin d’avoir épuisé le sujet. Les livres-villes de Bookworld sont encore extrêmement simples comparés aux développements potentiels que cette métaphore permet d’imaginer. Une partie du second workshop « Book urbanism 2 » que nous organisons cette année à LIFT consiste précisément en une critique constructive de cette première version et en une exploration de pistes concrètes pour approfondir la métaphore.

Quelles représentations pour les livres-villes ? Dans Bookworld nous tentons de faire un pont entre l’univers essentiellement textuel des livres et l’univers essentiellement visuel des villes. Dans la première version de l’application toutes les villes donnent lieu à un quartier central dont la structure est seulement déterminée par le découpage en chapitres de l’œuvre. Il serait peut-être intéressant de développer, comme nous l’avions fait dans le workshop l’an dernier, une taxonomie de représentation correspondant à des types de livres différents. Il serait également important que les circuits de circulations dans l’œuvre apparaisse de manière plus intuitive et synthétique dans leur représentation sous forme de ville. Faudrait-il coder et faire apparaître plus explicitement les arcs narratifs et argumentatifs dans la structure de la ville ? Dans la mesure où une partie du contenu sémantique de chaque chapitre est balisé par le processus de documentation par fiche que l’application propose nous pourrions exploiter cette information dans la représentation elle-même. Notons enfin que notre moteur 3D permet aujourd’hui de survoler chaque livre-ville et le considérer sous différent angle mais que nous ne proposons pas encore une véritable immersion architecturale. Est-ce une bonne piste à explorer ? Comment se déplacer efficacement dans un livre-ville ?

Quels services pour les livres-villes ? Les services urbains pertinents pour les livres-villes avaient été particulièrement bien développés dans le workshop précédent mais ils ne se sont à ce jour que peu concrétisés dans l’application. Dans cette première version nous proposons des métiers, comme des castes de personnages, qui dépendent des activités d’enrichissement que l’utilisateur pratique. Nous pouvons aller plus loin et imaginer de vrais services. Il manque aujourd’hui l’équivalent des agences de voyages pour les livres : des services qui proposerait des itinéraires de lecture, mis en valeur par des brochures permettant d’anticiper visuellement les meilleurs moments mais aussi les passages difficiles (lecture Jacuzzi / lecture Mer du Nord) par exemple sous la forme de systèmes de dénivellation. Il y aussi une opportunité pour des guides qui vous accompagneraient lors de vos lectures, comme lorsque vous visitez une ville avec une personne locale rappelant les anecdotes, vous invitant à porter votre regard sur des détails que le visiteur pressé d’ordinaire néglige. La lecture, comme la découverte d’une ville, n’est pas forcément un plaisir solitaire. Il existe déjà des multiples manière de lire ensemble (voir mon cours introductif sur les social reading technologies).  Toutes ces fonctions de médiation sont difficilement automatisables par des machines. Nous avons besoin de la pertinence et de la sympathie d’un interlocuteur humain.

Pour résumer, notre objectif avec ce projet est de faire des livres des lieux habités. Avec la lecture classique, ils ne sont le plus souvent que  des ruines que l’on visite sans y séjourner et dont on ne ramène juste quelques cartes postales. Nous devrions pouvoir nous rencontrer dans des livres, travailler dans des livres, vendre des services et des objets dans des livres, bref faire des livres des espaces de vie et pas simplement des échappatoires immersives, des cachettes ou des jardins secrets. Si vous êtes sur Genève cette semaine, rejoignez-nous dans cette étrange aventure. Sinon attendez encore quelques jours et essayez la première version de l’application sur iPad.

 

Tweetbook: autobiographie express imprimable à la demande

Mai 17, 2011


Laurent Bolli et moi-même présentons dans l’exposition Objet(s) numérique qui ouvre aujourd’hui au Lieu du Design à Paris, un nouveau service proposé par Bookapp.com : La production automatisée d’un « Tweetbook » en impression à la demande.

Il y une longue tradition classique que Michel Foucault a contribué à faire mieux connaître qui reconnaît comme sagesse et art de vivre la pratique quotidienne des actes de mémoire consistant à consigner les choses lues, entendues ou pensées. Pour Senéque, Plutarque ou Marc Aurèle, l’écriture de soi est une hygiène de vie.  Les nouveaux outils de communication de l’Internet ont, à leur manière, inventé des nouvelles pratiques autobiographiques. Le projet « Tweetbook » explore la nature de ces nouvelles « écriture de soi » en permettant à chacun de jeter un regard neuf sur le type d’autobiographie qu’il produit, presque sans le savoir au fil, de ses interactions numériques.

Le Tweetbook est un livre produit à partir de l’ensemble des « tweets » d’une personne sur une période donnée. Il rassemble ainsi un matériel biographique déjà produit, donnant une dimension documentaire à un flux de micro messages. Pour créer son Tweetbook l’auteur entre les identifiants de son compte Twitter sur une borne interactive. Celui-ci est ensuite produit de manière automatique.  Le livre correspondant peut-être reçu gratuitement par email ou  imprimé à la demande sous la forme d’un véritable livre, une sorte d’autobiographie express.

Dans un premier temps, ce type de Tweetbook peut apparaitre comme une représentation curieuse de nos vies numériques.  Mais ceux qui le souhaitent peuvent utiliser le dispositif de manière plus créative, en créant un compte Twitter particulier que leur servira à écrire de un Tweetbook spécifique ou en produisant le Tweetbook correspondant à des Tweets d’objets connectés.

Nous ne sommes pas les premiers à produire des Tweetbooks. James Bridle avait notamment réalisé un premier exemple il y a quelques temps. Dans ce projet, nous avons tenté d’explorer les aspects formels et fonctionnels de ce nouveau type de livres : typographie et mise en page adaptée, mise en avant des tweets les plus retweetés, index des destinataires et des hashtags, graphes montrant l’évolution du nombre de tweets mois après mois. Nous avons aussi voulu proposer une première chaine industrielle pour la production d’objets de ce genre en l’associant à un service d’impression à la demande.

Quel format pour la publication scientifique ?

février 17, 2011

J’ai eu hier une discussion passionnante avec Tommaso Venturini, Paul Girard et Julien Rault (voir ses travaux sur le logiciel SPIRE), membres du MediaLab de Science Po (dirigé par Bruno Latour) au sujet du futur des formats de publications scientifiques et le projet de créer un « Journal od Digital Social Sciences ». Ci-dessous quelques réflexions écrites dans le train en rentrant.

Comment se fait-il qu’au XXI siècle le standard de la publication soit encore le papier ? En science, beaucoup d’entre nous se documentent, effectuent des recherches, lisent et écrivent sur ordinateur (et maintenant sur tablette). L’ordinateur est évidemment également au centre des pratiques de recherche, pour, entre autres, la collecte et l’analyse de données, la programmation et la simulation de modèles. Ce constat ne se limite évidemment pas qu’aux sciences dures, la majorité des sciences sociales ayant maintenant intégrées l’informatique au coeur de leurs pratiques. Et pourtant toutes ces recherches, si innovantes fussent-elles dans leurs méthodes, finissent irrémédiablement publiées sous la forme maintenant bicentenaire de l’article scientifique papier.

On ne mesure sans doute pas suffisamment le retard scientifique que fait prendre ce goulot d’étranglement. Il est si souvent difficile de reproduire une expérience décrite dans un article, alors qu’il serait si simple d’inclure dans le corps même de l’article les données et algorithmes nécessaires à la poursuite de la recherche qui y est présentée. Un nouveau format pour la publication scientifique ne devrait évidemment pas se contenter de permettre l’inclusion de sons, de videos, il devrait proposer des interfaces pour que lecteurs, éditeurs et relecteurs puissent à leur tour explorer les données présentées, les projeter éventuellement sous des angles inédits, dans le but d’évaluer en profondeur la qualité de la recherche produite, dans l’espoir qu’elle serve de base à de future exploration.

Imaginons un article scientifique composé dans un format  capable de coder des livres-machines comme le format Bookapp. Chaque page pourrait accueillir non seulement des animations et des vidéos, mais aussi de véritables interfaces de visualisation pour explorer les graphes et les données présentées, lancer, pourquoi pas, d’autres expériences sur les mêmes modèles. Les annexes contiendraient le code des algorithmes, les corpus utilisés pour l’étude, le tout exportable et facilement réutilisable pour toute personne souhaitant poursuivre la recherche.

Trois points importants

1. Fermeture et autosuffisance. Il est crucial que toutes ces ressources soient incorporées dans l’article lui-même et non pas des liens vers des ressources extérieures. Pour jouer son rôle traditionnel d’archive, l’article se doit être une forme close, auto-suffisante.

2. Citabilité. Chacune de ses parties se doit d’être parfaitement citable. J’ai déjà décrit une solution générique qui permet de résoudre ce problème, y compris pour le cas d’objets complexes comme des livres-machines. Reste à assigner un numéro de référence à chaque publication de ce type (DOI, ISSN ou autre). Ceci ne devrait pas poser de problème.

3. Archivage. Il convient que des journaux et des bibliothèques archivent ces articles d’un nouveau genre avec le même soin et la même diligence qu’ils le font pour le format papier. Il sera sans doute nécessaire d’effectuer les opérations de conversion et de maintenance nécessaires à ce que les articles publiés restent lisibles au fil des ans. C’est un enjeu de taille qui demandera (comme aujourd’hui) des efforts et des financements réguliers.

Il y a bien-sûr d’autres chantiers importants dans le domaine de la publication scientifiques (l’open-access, la reforme du peer-reviewing, etc.) mais le format de publication est il me semble une question cruciale, à ma connaissance très peu discutée. Espérons que nous aurons l’occasion très bientôt de lancer une première expérience dans ce sens.

Le livre-papier comme projection du livre-machine

janvier 27, 2011

Dans un billet stimulant, Thierry Crouzet se demande si on ne pourrait pas considérer un livre papier comme la projection en deux dimensions d’un livre électronique de dimension supérieure. J’aimerais approfondir ici cette idée de projection, m’appuyant comme souvent sur les réflexions éclairantes de Pascal Robert sur ces questions qu’il développe dans son livre sur les Mnemotechnologies.

Dimension 0 : les mots

Une langue permet d’exprimer une réalité dans nombre n de dimensions, projections partielles d’un monde dont les dimensions sont potentiellement infini ou tout au moins très grandes. Mais la langue n’est pas en tant que telle représentable. On ne peut la percevoir que par des projections sommaires et évidemment très partielle  : dictionnaires, recueils de règles de grammaires,  corpus de textes, etc. A défaut de pouvoir représenter la langue, nous pouvons tenter dans la décomposer dans ses éléments atomiques. Au cœur du pouvoir expressif multidimensionnel d’une langue, le mot constitue un point, un objet de dimension zero, par définition insécable.

Dimension 1 : les textes

Sous la forme de séquences de mots liés les uns avec les autres, paroles et textes se déploient linéairement. Ce sont des objets unidimensionnels, des lignes. Représenter la réalité sous cette forme est évidemment un défi. C’est l’impossible mission de la littérature et du discours scientifique. D’une certaine manière, les hommes n’ont cessé d’essayer d’échapper à cette emprise de la dimension 1 en inventant des technologies pour s’exprimer dans des dimensions supérieures.

Dimension 2 : les pages, cartes, diagrammes, tableaux, arbres

En inventant la carte, les diagrammes, les graphes, les tableaux, les arbres, nous avons pu déployer nos idées en deux dimensions, les organiser dans le plan. Pour produire un document de dimension 2, nous pouvons soit prendre du matériel de dimension 1, un texte par exemple et le projeter sur un plan. Il faut pour cela le « mettre en page », l’organiser sous forme de lignes et de colonnes, l’ordonner en profitant de la liberté de ce nouvel espace. Appelons ce type de projection d’un espace de dimension inférieure vers un espace de plus grand dimension une expansion (Pascal Robert utilise le terme Traitement que je trouve un peu abstrait).

Nous pouvons également utiliser un document de dimension 2 pour représenter une réalité qui se présente elle-même sous forme plane ou d’une manière générale qui a une nature surfacique. C’est le rôle des plans, des cartes géographiques. Parce que la représentation a plus ou moins la même dimension que ce qu’elle représente il devient possible de naviguer de manière intuitive entre ces deux espaces même s’il y a parfois des problèmes d’isomorphies (p.e. la surface d’une sphère représenté sur une carte n’est en fait pas plane).

Enfin, un document de dimension 2 peut représenter une réalité de dimension supérieure, par exemple une objet en trois dimension, en le projetant selon une perspective particulière.

Dimension 3: Les livres papiers

Le livre papier n’est pas un objet de dimension 2. Il faut le penser comme un objet de dimension 3:  un lieu, un conteneur, un classeur de document de dimension 2. De la même manière que le texte s’organise sur la page, en passant de la dimension 1 à la dimension 2, le livre organise les pages, les cartes et les tableaux en passant de la dimension 2 à la dimension 3. Il articule dans l’espace une accumulation d’objets potentiellement hétéroclites. Par livres papiers nous entendons aussi bien les premiers Codex que les livres aujourd’hui imprimés et reliés par des machines. Alors que le rouleau reste prisonnier de la dimension 2, ne parvenant pas à obtenir une profondeur stable (il s’écrase quand on veut lui donner un volume), le livre,  lui, en tant qu’espace de dimension 3, donne un structure spatiale à la pensée exprimée. C’est la fonction architecturante dont j’ai déjà traitée.

La longue histoire du livre papier nous a montré que celle forme est capable d’accueillir des représentations d’une étonnante complexité, de rendre compte de réalité de dimensions extrêmement supérieures à la dimension 3. L’Encyclopédie pensée dans son projet comme un livre-bibliothèque en perpétuelle expansion, accueille  les connaissances du monde dans son ensemble, passées, présentes et futures. Pendant longtemps, elle n’a rempli cette mission que sous la forme d’une collection de livres papiers.

Dimension 4: Les vidéos

Pour capturer la 4eme dimension, c’est à dire le temps, la vitesse, la cinématique, le flux, nous avons du inventer encore d’autres technologies. Techniques photographiques et cinématographiques utilisent le mouvement pour capturer le mouvement pour le cartographier, comme le plan représente le paysage, toujours avec une échelle, une perspective, un cadre particulier. Comme pour les autres technologies, il devient possible d’étendre en 4D des représentations de dimensions inférieures (fluidification de documents textuel, graphique, etc) et d’obtenir ainsi de nouvelles manière de les ordonner et de les organiser.

Dimension n>4 : Les machines informatiques et les livres-machines

Les machines informatiques, décrites à partir de langages qui leur permettent non seulement d’organiser des documents de dimension 1 à 4 dans des espaces complexes mais d’intégrer la définition de leur propre interactivité appartiennent à des dimensions supérieures ou égale à 4. Elles peuvent étendre ces documents de dimension inférieure en les tissant les uns aux autres de manière interactive. Elles permettent de rendre compte des articulations de phénomènes de dimensions supérieures.

Les livres « électroniques » pensés comme des machines informatiques, appartiennent naturellement à cette dernière catégorie. Leur complexité expressive varient évidemment selon le format ou le langage dans lesquels ils sont décrits. Certains formats de fichiers ne permettent pas du tout l’exploration des dimensions supérieures à 4.  Par exemple, le format ePub ne permet de décrire que des hypertextes simples dont la dimension est probablement inférieure à 2 (la question de la dimension d’un hypertexte est un sujet de recherche en soi). Mais cette faible dimension, rend la production de ces fichiers en partie automatisable à partir de descriptions de dimensions supérieure. A titre d’exemple il est possible de produire sans véritable difficulté, un ePub à partir d’un Bookapp. En ce sens le schéma de Thierry Crouzet est tout à fait juste (même si je ne mettrais pas l’hypertexte au dessus du livre-papier).

Expansion de livres-papiers sous forme de livres-machines

Aujourd’hui une grande partie des efforts de l’édition numérique consiste à adapter des livres-papiers en livres-machines, c’est à dire à les projeter de la dimension 3 vers une dimension supérieure. De la même manière qu’il n’est pas évident d’adapter un texte en vidéo, le grande liberté que permet l’expansion d’un livre-papier en livre-machine n’est en général exploitée que très timidement. Il nous faudra du temps avant de prendre nos marques dans cet espace large, avant de savoir en exploiter les multiples articulations de manière pertinente.

Projection de livres-machines sous forme de livres-papiers

Symétriquement, ce qui est intéressant dans les perspectives de projections de livres-machines vers des livres-papiers, c’est qu’elles permettent d’anticiper un futur où interfaces de lecture papier et digitale coexistent de manières complémentaires. Déjà, plusieurs éditeurs avec lesquels nous travaillons ont décidé de publier certains de leur titres d’abord en Bookapp puis, si ces oeuvres rencontrent leur public, de les produire ensuite sous format papier (cette traduction du livre de Daniel Kaplan par exemple)

Mais il est clair que le processus de projection d’un livre-machine vers un livre-papier donne une flexibilité nouvelle. Par quel procédés de recadrages, les extensions multidimensionnelles que le livre-machine permet pourront elles trouver place sous une forme imprimée ? Nous avons déjà quelques éléments de réponses. Mon dernier livre, la métamorphose des objets, est, d’une certaine manière, un livre-machine où chaque page est extensible par les lecteurs. Aucun problème pour autoriser ce type d’interaction avec le format Bookapp (voir le premier chapitre ici). Sous format papier nous avons utilisé le double procédé de mini-URL et de QRCode placés en bas de chaque page pour faire le lien entre le papier imprimé et les extensions apportées par les autres lecteurs stockées sur un serveur. C’est une technique de projection possible. Il en existe de nombreuses autres.

Ce genre de procédés peut être systématisé. Nous travaillons aujourd’hui sur un mécanisme qui permettra de produire automatiquement à partir d’un livre au format Bookapp, une version papier intégrant annexes hypertextes et utilisant URL et QR Code de façon pertinente pour pouvoir ainsi bénéficier du confort de lecture et des avantages pratiques du livre traditionnel mais également d’introduire dans le format papier une partie des extensions possibles avec les livres-machines. Peut-être est-ce au lecteur lui-même de  décider au moment de l’achat, le type de projection/recadrage qu’il souhaite.

Ainsi se dessinent les contours d’un monde où les livres seront produits sous forme de matrices informatiques capables de se projeter sur de multiples documents de dimensions plus faibles :  textes, hypertextes, livres-papiers, chacun adapté à des contextes de lecture différents. Dans ce monde, le livre « traditionnel » gardera finalement une forme assez proche de sa forme actuelle. Mais pensé comme projection d’un document-machine de plus grande dimension, son mode de production sera par contre complètement différent.

Le devenir machinique du livre

janvier 19, 2011

Invité à contribuer au débat RSLN/Microsoft sur le thême « Le livre numérique c’est pour bientôt« , j’ai écrit une brève prise de position au sujet du « devenir machinique du livre »

« Les débats stériles qui opposent partisans du livre papier et les adeptes des nouvelles interfaces de lecture nous empêchent de voir la grande mutation que la technologie de Gutenberg est en train de subir : le devenir machinique du livre.

Certes, un livre papier propose déjà de manière implicite diverses formes d’interactivité : lecture immersive, feuilletage, etc. Mais en devenant « application » sur l’écran d’une tablette, d’un ordinateur ou d’un téléphone, il peut désormais intégrer la définition de son interactivité au sein de sa propre structure. Il cesse ainsi d’être un document inerte pour devenir une véritable machine. Auteurs et éditeurs, comme des ingénieurs-architectes, spécifient les chemins que le lecteur pourra prendre, les portes vers l' »extérieur » qui lui seront proposées et sculptent de manière précise le type d’expérience de lecture qu’ils souhaitent offrir. Plus que de simples œuvres interactives, les plus audacieux d’entre eux proposent déjà des romans plus immersifs, des manuels scolaires plus didactiques, des guides de voyages plus contextuels, des livres d’érudition plus érudits, des essais enrichis par leurs lecteurs, des magazines plus divertissants. Ce n’est qu’un début.

Depuis quelques mois, des outils, des langages et des plateformes apparaissent pour concevoir, distribuer et vendre ces premiers livres-machines originaux et pour « machiniser » les publications classiques. C’est une nouvelle chaîne du livre où auteurs, éditeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires devront réinventer leur rôle. L’année qui s’annonce promet d’être passionnante. »

Je sais que ce « devenir machinique » donne souvent lieu à des interprétations divergentes. Je profite d’avoir ici un peu plus de place pour préciser ma pensée. Comme je l’ai déjà dit, une des illustrations de cet avenir est le développement du format Bookapp, pensé comme un langage de programmation pour livres-machines. Le kiosque de publications iPad que nous avons conçu pour Jaeger-LeCoultre donne un aperçu de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui avec ce format dans le domaine des beaux livres « machinisés ». Dans le « YearBook », une des deux premières publications téléchargeables depuis ce kiosque, les pages s’animent comme des trompe-l’œil : un nuage circule lentement dans le ciel, un texte « scrollable » disparaît derrière des stalactites de glaces, la perspective d’une photo de montage change selon l’inclinaison de l’appareil, une galaxie se met lentement en rotation, des montres aux mécanismes complexes se mettent toutes seules à l’heure. Nous ne souhaitions par créer un dessin animé ou un jeu video, mais au contraire garder le rapport contemplatif que l’on peut avoir avec un beau livre. Sauf qu’ici tout est machinisé.

L’erreur serait de penser que l’on ne peut produire avec ce nouveau langage que des beaux livres machinisés. Nous travaillons à la « programmation » d’interactions adaptées aux livres d’érudition, aux articles scientifiques, aux livres de cours et aux romans. Chacune de ces lectures est spécifique par ses gestes, ses contextes et ses objectifs. La machinisation sera donc différente.

D’une manière générale,  il s’agit surtout d’effectuer un changement de perspective. Lire n’a jamais été une activité passive, un simple transmission d’information. Sur n’importe quel livre papier,  se nouent déjà entre lecteur et le texte des relations complexes, des interactions structurées. C’est pourquoi il peut être pertinent de penser la relation du lecteur au livre avec le vocabulaire des sciences de l’interaction homme-machine. Comme pour n’importe quel autre objet technique, nous devons décomposer les interactions du lecteur, identifier les modalités, les routines, les contextes d’utilisation, les objectifs et les stratégies sous-jacentes. Ces processus d’interaction incluent un jeu complexe de gestes explicites et de pensées implicites: un langage qu’il s’agit aujourd’hui de transcrire et d’interpréter, afin de pouvoir proposer des livres-machines qui exploitent et développent au mieux les pratiques déjà à l’œuvre dans les livres papiers.

« Le futur de la lecture » : Exposé au SFEM 2010

novembre 1, 2010

J’ai donné vendredi à Berne un exposé au Swiss Forum for Educational Media (SFEM 2010) sur le « futur de la lecture » (titre sans doute un peu trop emphatique/imprécis). C’était une journée intéressante avec des exposés de Gilles Marchand, directeur de Radio Télévision Suisse (RTS), la conseillère nationale Josiane Aubert, Bernard Cornu directeur de l’innovation au CNED et  Raymond Morel de la FSFA.

Après une courte évocation du « mauvais débat » qui oppose livre papier à la lecture sur écran, j’ai tenté d’explorer certaines des « fonctions » du livre en particulier sa fonction structurante (ou « architecturante« ) et sa fonction « immersive », et la manière dont ses fonctions peuvent se retrouver ou non dans le livre numérique. J’ai ensuite présenté à partir de quelques exemples récents (Femina HD, Le Maitre de Garamond, Lala), nos progrès dans l’élaboration d’un nouveau format, nommé Bookapp, pour la publication électronique. En conclusion, j’ai rapidement décrit  l’évolution du livre comme une ressource associée à des droits d’accès et non plus comme un objet que l’on possède. J’ai enfin évoqué la manière dont la chaîne du livre pourrait se réorganiser dans les mois/années qui viennent.  Autant de notions qui mériteraient évidemment un traitement plus long.

Les slides de ma présentation sont sur slideshare.

Video Quicktime de la présentation

Video Flash de la présentation

Lire / Lier : les deux temps du lecteur

juin 14, 2010

La lecture passionnante des billets croisés de Karl Dubost, de Francois Bon et d’ Hubert Guillaud, sur la manière dont chaque page d’un livre nous conduit à faire des liens, à chercher encore, à ouvrir un autre livre m’encourage à tenter de faire le point sur cette question qui me préoccupe beaucoup en ce moment.

Dans plusieurs de mes interventions récentes j’ai insisté sur le fait que l’erreur la plus commune par rapport à la lecture est de la considérer comme un processus unique. La « lecture » ça n’existe pas. Il y a une famille de comportements qui extérieurement se ressemblent est que nous appelons lire. Mais lorsque nous « lisons » un roman, un essai, un livre d’art, un magazine, une bande dessinée, un guide de voyage, un mode d’emploi ou un dictionnaire … nos yeux, nos mains et nos pensées font des danses bien différentes. Nous lisons les uns linéairement, les autres hiérarchiquement. Nous les tenons à une mains ou à deux… bref dire que ces mouvements du corps et de l’esprit ne sont qu’un seul et même comportement et aussi simplificateur que d’assimiler tous les sports olympiques à une seule et même catégorie : « des gens qui s’agitent ».

C’est donc une grande variété de comportements sensorimoteurs qui se cache derrière le verbe « lire ». Paradoxalement ce qui fait peut-être l’unité de la lecture, c’est le moment où nous levons, ne serait-ce que pour quelques instants, les yeux de la page ou de l’écran pour marquer une pause. C’est dans cet entre deux, dans cette interruption du flux, que nous cessons de lire pour commencer à lier. Les mots juste lus en évoquent d’autres. Les images s’associent. Nous nous rappelons, nous tentons d’imaginer. L’espace d’un instant nous ne sommes plus dans le texte, nous sommes « au dessus ».

Il n’est pas impossible qu’un des plaisirs premiers de la lecture se situe dans cet entre deux, dans ce moment indécis ou nous hésitons à revenir dans le flux ou à prolonger encore quelques instant la rêverie ou les réflexions qu’il a provoqué. C’est à ce moment précis où certains d’entre nous ressentent l’impétieux besoin de surligner, d’annoter, de commenter pour garder trace de cet état que nous savons éphémère. Nous savons que de revenir dans le texte pourrait partiellement nous faire oublier, comme le matin chasse le rêve de la nuit.

Les notes et les autres traces que nous laissons avant de reprendre le fil de la lecture sont nos meilleures portes d’entrées pour comprendre ce qui se passe dans ces moments suspendus. Dans la lecture traditionnelle, cette activité reste privée, secrète et donc pour l’essentiel encore inconnue. Une des ambitions du projet bookstrapping est de fournir une plateforme pour partager ces commentaires associés à une page ou un passage que nous venons de lire. Il n’y a pas de doute que seule fait de rendre publique ces impressions de lecture transforme le processus de prise de notes lui-même. Néanmoins, la variété des commentaires déjà postés sur bookstrapping nous montre un premier échantillonnage de ces liaisons.

Prenons quelques exemples tirés des réactions à mon propre livre « la métamorphose des objets ». Ici un de mes lecteurs s’interroge sur un argument (on ne s’attache pas aux objets électroniques) qu’il juge contradictoire avec certaines pratiques qui lui reviennent en mémoire (les marchés aux puces de vieux ordinateurs). Quelques pages plus tard, un autre lecteur se rappelle que la position de Bernard Stiegler sur le Cloud Computing contraste quelque peu avec la mienne et retrouve la référence du texte correspondant. Un peu plus loin, un troisième lecteur s’interroge la pertinence du nouveau modèle de production des objets que je décris quand le moteur économique est avant tout dirigé par le désir d’objets nouveaux. Chacune de ces remarques est le début d’une conversation.

Liaison avec une pratique, liaison avec un autre texte, liaison avec un autre raisonnement, il faudrait construire une ontologie des mille et unes manières de lier quand nous cessons de lire. D’une manière générale comprendre cet « entre deux » est un des enjeux majeur pour fournir créer les interfaces de lecture véritablement pertinentes. Nous avons récemment entamé de produire des livres-applications, les « bookapps », dont l’ambition est de fournir les outils adéquats pour partager ces associations, ces réflexions et ces nouvelles pistes que le texte induit. L’enjeu est de donner corps à ce metalivre, selon l’expression d’Hubert Guillaud, que nous construisons au fur et à mesure que nous lisons, fait des liens que le lecteur tisse au contact des mots de l’auteur. Ce n’est évidemment qu’un début et je serais intéressé par recueillir des réactions sur le type d’outils qui pourrait être pertinents pour explorer un entrelacement optimal entre lire et lier.