Invité par Michel Serres et Yves Coppens, j’interviens samedi à Lyon dans la journée « Variations sur le corps« . Je discuterai de la question du corps et de l’incarnation et de son rapport à la technologie. En particulier, je reviendrai sur une nouvelle conception de l’incarnation qui nous permet de penser un corps à géométrie variable autour des concepts de noyau et d’enveloppes. Paradoxalement, ce sont des expériences en robotique qui ont permis de préciser certaines intuitions anciennes sur ces questions. Je discuterai les implications de cette nouvelle conception en particulier dans un monde où nous sommes continuellement en interaction avec des dispositifs techniques globalisés.
Corps à géométrie variable
Lorsque nous interagissons avec des dispositifs techniques notre corps s’étend, et change de forme. Le bâton, le marteau, le stylo, la fourchette, l’éplucheur, la raquette, l’épée prolongent notre main pour se trouver, après un peu d’habitude, complètement intégrés à notre corps. Sans y penser, nous nous baissons un peu plus lorsque nous portons un chapeau, changeons notre démarche lorsque nous portons des pantoufles ou des talons aiguilles. Nous sommes la voiture que nous sommes en train de conduire. Il nous aura fallu de longues heures de corps à corps avec cette machine pour nous habituer à son maniement. Au début c’est un corps étranger, hostile et résistant. Mais une fois cet apprentissage réussi, la voiture est comme un second squelette, une seconde peau. Nous avons intégré le volume de sa carrosserie, sa vitesse de freinage et d’accélération. A partir d’un certain point, conduire devient aussi naturel que marcher, une activité inconsciente.
Notre enveloppe corporelle est donc extensible, étirable, changeante. Nous l’étendons au marteau que nous saisissons le temps de planter un clou, puis une fois l’opération terminée l’outil redevient un objet extérieur, à portée de main, mais séparé. Notre schéma corporel n’est pas un modèle de notre corps, c’est un espace à géométrie variable. A chaque instant, nous sommes le point de vélocité maximale, l’extrémité du bâton, la pointe de l’épée, l’icône de la souris. Cette avec cette extrémité active que nous agissons, mais aussi que nous sentons, mesurons, éprouvons. Ce processus d’incorporation, encore mal compris et relativement peu étudié, est fondamental. Vivre c’est se métamorphoser en permanence.
Pierre-Yves Oudeyer et moi-même avons proposé il y a quelques années une approche particulière du processus d’incarnation basé sur les concepts de noyaux et d’enveloppes. La première version de ce modèle a été publié en 2008 dans un article en Français dans La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, intitulé « le corps comme variable expérimentale« . En 2009, nous avons publiés en version étendue de cet article en Anglais dans le journal Control, Measurement, and System Integration, intitulée « Stable kernels and fluid body envelopes« . Dans ces deux articles, nous revenions sur l’évolution des concepts de corps et de processus d’animation dans les 60 dernières années en robotique.
Le corps séparé
Les premiers automates du XVIIIe siècle (Vaucanson, Jaquet-Droz, etc) furent sans doute les premiers à introduire une distinction nette entre une mécanique corporelle et un procédé d’animation programmable. L’Écrivain de Pierre et Henri-Louis Jaquet-Droz est équipé de quarante cames qui contrôlent le mouvement de sa plume. Le même corps peut ainsi effectuer différentes séquences selon les positions du système de cames. Progressivement, les dispositifs mécaniques permettant la programmation se multiplient : métiers à tisser, cartes perforées, cylindres de cire. Les procédés d’animation se développent sous la forme de modules toujours plus indépendants du corps mécanique de l’automate
Au milieu du XXe siècle, avec l’arrivée de l’ordinateur numérique, le divorce entre le corps physique et le procédé d’animation est consommé. L’automate, que l’on nomme dorénavant robot, se conçoit comme un corps physique doté de senseurs et d’actuateurs contrôlés par un programme informatique, description abstraite, « informationnelle » de son comportement. Il est alors facile de faire « exécuter » successivement de nombreux programmes différents sur le même corps robotique.
Deux disciplines complémentaires voient le jour. D’un côté, les chercheurs en intelligence artificielle s’attellent à imaginer des algorithmes permettant à la machine de classer, de prédire, de décider. De l’autre, les roboticiens développent de nouveaux senseurs et de nouveaux actionneurs élargissant ainsi le « monde » dans lequel les robots évoluent.
Immanquablement, les deux disciplines divergent. De nombreux chercheurs en intelligence artificielle en particulier ne considèrent plus l’incarnation comme une composante essentielle de leur recherche. Ils préfèrent concentrer leur effort sur la modélisation de comportements cognitifs humains complexes, élaborent des modèles de l’intelligence humaine adaptés au diagnostic médical, à la preuve de théorèmes mathématiques ou aux jeux de société. Ces algorithmes viennent soutenir une vision de l’intelligence humaine comme étant avant tout un système de manipulation de symboles. La psychologie cognitive s’empare de cette hypothèse soutenant que ce type de processus de traitement de l’information rend mieux compte des mécanismes de l’intelligence que ne font les théories comportementalistes très influentes outre-Atlantique. Les hypothèses cognitivistes et computationalistes, stipulant que la pensée est réductible à un ensemble de calculs symboliques, s’imposent. Le corps, quant à lui, est oublié, irrémédiablement séparé des mécanismes de l’intelligence.
Symétriquement, alors qu’un domaine de recherche entier explore l’intelligence sans corps, un autre s’attelle à développer des corps sans intelligence. Les premiers robots industriels sont installés dans des environnements prédictibles, contrôlés à l’extrême. Sur les chaînes de montages, ils exécutent des mouvements calibrés. Dans les ateliers, ils réalisent des manipulations standardisées avec précision. Malheureusement, dès qu’il s’agit de faire évoluer les machines dans des environnements non contraints, non connus à l’avance ou changeants, le comportement des robots semble impossible à programmer.
Entre les années 1950 et la fin des années 1980, le schisme qui sépare les concepteurs de « corps » et les chercheurs en « intelligence » a des conséquences directes sur les performances des machines produites. Les algorithmes d’intelligence artificielle conçus pour manipuler des symboles définis a priori et non ambigus se révèlent fortement inadaptés à la complexité et l’imprévisibilité du monde réel. À titre d’illustration, considérons le problème qui consiste à essayer de faire marcher un robot quadrupède à partir d’un algorithme d’intelligence artificielle classique. Il ne s’agit plus de manipuler des symboles abstraits, mais un corps complexe qui, selon les configurations, peut rapidement se trouver en position de déséquilibre, notamment si, comme pour la plupart des robots, il est constitué de membres rigides dont le programme doit contrôler la position. Le revêtement du sol, les degrés de friction sous les pattes influencent directement les mouvements de la machine. Pour fonctionner, il est nécessaire que le système soit équipé d’un modèle précis du corps du robot et aussi de l’environnement dans lequel il évolue. C’est, dans bien des cas, quasiment impossible. Vu sous cet angle, marcher à quatre pattes peut se révéler être un problème plus difficile que démontrer des théorèmes mathématiques.
Le corps retrouvé
Pour sortir de cette impasse, une nouvelle école de pensée voit alors le jour à la fin des années 1980, autour de chercheurs comme Rodney Brooks, Luc Steels et Rolf Pfeifer. L’intelligence artificielle incarnée (embodied artificial intelligence) rejette l’approche symbolique et désincarnée de l’intelligence artificielle « classique » en postulant qu’il ne peut y avoir d’intelligence sans corps et sans environnement. Rodney Brooks ajoute que le corps et l’environnement ne sont pas modélisables et que la recherche doit donc renoncer à construire des modèles de la réalité extérieure pour se concentrer sur l’interaction directe avec l’environnement : « Le monde est le meilleur modèle de lui-même ».
Ce changement de perspective annonce un renouveau des expériences robotiques et un retour à des méthodes de conception et d’expérimentation qui caractérisaient la robotique d’avant l’ordinateur numérique. Les « tortues » cybernétiques de Grey Walter construites en 1948 sont alors prises comme exemple de ce que doit être une bonne conception intégrant de manière fine la conception de la machine physique aux comportements souhaités. Ces robots entièrement analogiques étaient capables de comportements complexes, sans pour autant utiliser de « représentations » internes. Leur conception tenait compte du fait qu’il s’agissait de machines physiques, soumises à la gravité ou aux frictions, qui produisent leur simulation sensorielle par leur propre mouvement. La nature et la disposition de leur système sensoriel leur permettaient de résoudre des « tâches » complexes comme retrouver leur station de recharge, sans qu’il soit nécessaire pour autant de faire appel à un quelconque « raisonnement ».
Pour tenter de convaincre les cognitivistes qui ne voient en l’intelligence qu’une forme sophistiquée de traitement de l’information, les chercheurs en intelligence artificielle incarnée tentent de définir le type de traitement « computationnel » morphologique (morphological computation) réalisé par le corps lui-même. Pour résoudre un problème comme la marche quadrupède, plutôt que de construire un système de contrôle plus sophistiqué, il est plus efficace de construire un corps doté des dynamiques physiques adaptées. Si l’on remplace les membres rigides et les moteurs puissants du robot par un système équipé de ressorts inspirés de la dichotomie muscle-tendon que l’on retrouve chez les animaux quadrupèdes, il suffit alors d’un système de contrôle simplissime produisant juste un mouvement périodique de chaque patte pour obtenir une marche élégante et adaptée. Une fois posé sur le sol, le robot se stabilise après quelques pas dans un rythme de marche correspondant à ses dynamiques naturelles. La vitesse de marche correspondante n’est pas arbitraire et il est d’ailleurs difficile pour le robot de sortir de ce qui constitue « un bassin d’attraction » de ce système dynamique. Seule une perturbation suffisamment importante peut permettre au robot de quitter ce rythme naturel pour retomber ensuite vers un autre « attracteur » correspondant par exemple à un comportement de « trot ». Ainsi, en rupture avec la division héritée du partage en disciplines de l’après-guerre, l’intelligence artificielle incarnée réaffirme l’importance du corps en illustrant son rôle pour la construction de comportements complexes : conception corporelle et procédés d’animation doivent être envisagés comme formant un tout cohérent.
Le corps comme variable expérimentale
Au début des années 1990, les expériences de la nouvelle intelligence artificielle se concentrent essentiellement sur la modélisation de comportements d’insectes, exemples stratégiquement éloignés des programmes d’intelligence artificielle classique qui jouent aux échecs. Mais, dans les années qui suivent, certains chercheurs tentent d’étendre cette même approche pour construire des robots capables d’apprendre comme le font les jeunes enfants. L’idée n’est pas nouvelle, puisqu’elle était exprimée par Alan Turing dans ce qui a été un des articles fondateurs de l’intelligence artificielle, mais la perspective « sensori-motrice » développée par l’intelligence artificielle incarnée lui donne une dimension inédite. Comment, en effet, une machine pourrait-elle développer par elle-même des compétences sensori-motrices pour interagir avec son environnement ? Par quels mécanismes pourrait-elle s’engager dans une trajectoire développementale ouverte comme celles qui caractérisent le développement de l’enfant ? En quelques mois à peine, un enfant apprend à contrôler son corps, à manipuler des objets, à échanger avec ses proches pour devenir un être autonome capable d’interactions complexes, tant physiques que sociales. De jour en jour, il acquiert des savoir-faire de plus en plus complexes tant sur le plan perceptif que dans ses possibilités d’interaction. Dans quelle mesure une machine pourrait-elle faire la même chose ?
En posant ces questions, les chercheurs en robotique « développementale » ou « épigénétique » remettent partiellement en cause les bases initiales de l’intelligence artificielle incarnée et introduisent une rupture méthodologique. L’importance du corps est toujours affirmée, puisqu’il s’agit de développer des compétences sensori-motrices intimement liées à une morphologie et un environnement donnés. Mais, tout en gardant une approche holistique, il semble de nouveau nécessaire d’identifier, au sein du système robotique, un processus indépendant de tout corps, de toute niche écologique et de toute tâche particulière. En effet, par définition, un mécanisme qui puisse permettre de pousser à apprendre toujours de nouvelles compétences ne peut être spécifique à certains types de comportements, de milieu ou même de corps. Il doit être général et abstrait, indépendant du corps.
Ainsi, à peine retrouvé, le corps se trouve de nouveau divisé. Mais la séparation n’est plus celle héritée des cartes perforées et de l’ordinateur numérique qui distinguait le matériel du logiciel. Dans ce nouveau dualisme méthodologique, il s’agit de séparer une enveloppe corporelle potentiellement variable correspondant à un espace sensori-moteur donné et un noyau d’entraînement, ensemble de processus généraux et stables capables de contrôler n’importe quelle interface corporelle. En distinguant ainsi un processus d’incarnation général et des espaces corporels particuliers, les développements les plus récents de la robotique épigénétique conduisent à reconsidérer le corps sous un autre angle. Contrairement aux corps physiques stables et lourds, entièrement ancrés dans le réel, les enveloppes corporelles, quant à elles, sont potentiellement des espaces variables et changeants. Contrairement aux programmes d’animation toujours différents de la robotique et de l’automatique, nous considérons maintenant un noyau stable, toujours identique, agissant comme un moteur pour le développement. Ce n’est plus le corps qui reste et les programmes qui changent. C’est exactement l’inverse : le programme reste et le corps change.
Cette vidéo montre un robot qui apprend à marcher à partir d’un noyau d’entraînement générique qui le pousse simplement à explorer son corps. Le même programme peut être associé à un autre « corps » et donner une trajectoire comportementale complètement différente. Il faut en général plus de trois heures pour que l’algorithme découvre plusieurs ensembles de paramètres permettant au robot de marcher en avant, en arrière, latéralement ou de tourner sur lui-même. À aucun moment, le robot n’a comme objectif d’apprendre à marcher. Dans cette expérience le robot découvre d’abord comment marcher en arrière mais ce premier attracteur est le résultat de la structure particulière de son corps. Une jambe plus longue ou un dos plus souple aurait pu le conduire à une trajectoire différente. Du point de vue méthodologique, nous pouvons par ces approches de faire du corps une variable expérimentale dont on peut étudier les effets toutes choses égales par ailleurs.
Le corps variable
Paradoxalement, la robotique, si souvent associée aux comportements saccadés de corps rigides et fixes, propose aujourd’hui un cadre théorique et expérimental pour étudier l’influence du corps : elle permet de penser le corps comme une variable. Outre son intérêt méthodologique, cette approche ouvre la voie à une nouvelle conception du corps, fluide et en continuelle redéfinition. Penser le corps comme une variable expérimentale nous permet de penser la variabilité du corps.
Plus qu’une technologie des corps animés, la robotique apparaît alors comme science et pratique de l’incarnation. En dégageant le concept de noyau stable et générique, origine de la motricité et de l’exploration, et le concept d’enveloppes corporelles changeantes, elle offre un cadre explicatif nouveau pour reconsidérer les questions du développement, de l’inné et de l’acquis. En effet, qu’est-ce que le développement si ce n’est une séquence d’incarnations successives : non seulement un corps en perpétuel changement, mais aussi des espaces corporels qui se succèdent les uns aux autres ? Chaque nouvelle compétence acquise change l’espace à explorer. La marche en est à nouveau un exemple illustratif. Une fois maîtrisée, elle permet à l’enfant l’accès à un nouvel espace de recherche.
Penser le corps variable, c’est aussi penser une notion de corps étendu capable d’incorporer les objets qui l’entourent sous la forme d’agencements transitoires. Dans cette perspective, outils, instruments de musique et véhicules sont autant d’enveloppes corporelles à explorer, sans différence fondamentale avec leur pendant biologique.
En pensant le corps variable, ne pourrait-on pas considérer le raisonnement symbolique et la pensée abstraite comme autant de formes d’extensions corporelles ? Si, comme le suggèrent Lakoff et Nunez, il y a une correspondance directe entre la manipulation sensori-motrice et les raisonnements mathématiques les plus abstraits, nous pouvons naturellement considérer que même les processus mentaux les plus « intérieurs » peuvent être pertinemment interprétés comme des enveloppes corporelles à explorer. L’usage de la langue elle-même ne pourrait-il pas être interprété comme une incarnation corporelle particulière ? Nous discutons de cette dernière question avec le linguiste Benjamin Bergen dans un article publié dans Infant and Child Developpment intitulé « Computational models in the debate over language learnability« .
Au fur et à mesure que le temps passe, il devient clair que cette approche particulière du processus d’incarnation permet de penser de manière inédite nos interactions avec les nouvelles interfaces et les relations globales que permettent les technologies numériques et l’ordinateur planétaire. Notre voisinage s’est étendu. Nos incarnations se sont diversifiées. Intéragir dans le micro-monde que propose FaceBook, c’est faire corps avec une interface particulière, comme lorsque nous jouons du Piano, écrivons un texte dans un logiciel, lisons un ebook ou faisons une recherche sur Google. La grande différence c’est que dans ce corps à corps technologique nous sommes en contact avec les représentations produites par d’autres corps. Plus ces boucles interactives se resserrent, plus ces interactions technologiques ressemblent à des danses.
Une véritable science des interfaces passera donc par une compréhension fine de ce nouveau dualisme. Il nous faut bien-sûr explorer les mécanismes neuraux qui supportent peut-être cette articulation entre noyau et enveloppe (nous avons commencé cette cartographie dans un article intitulé In search of the neural circuits of intrinsic motivation publié il y a quelques années dans Frontiers in Neuroscience). Il nous faut surtout nous débarrasser des vieux paradigmes du corps machine et de l’esprit programme, pour penser la variabilité de notre corps et considérer toute activité immersive, même dans le monde digital, comme une forme d’incarnation.