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Les mots croisés vénitiens

octobre 14, 2013

J’étais la semaine dernière à Venise pour l’organisation de la première école doctorale entre l’Université Ca’Foscari et l’EPFL. Une petite trentaine d’étudiants des sciences historiques et des sciences de l’information ont pu travailler en groupe autour de projets liés à la Venice Time Machine. Nous avons créé un site web dédié à cet évènement. J’ai également profité de cette semaine vénitienne pour progresser sur notre projet de reconstruction cartographique avec Isabella di Lenardo, une chercheuse de l’IUAV. Il s’agit de tenter d’ajouter un « slider » aux systèmes d’informations géographiques comme Google maps pour pouvoir remonter dans le temps et tenter de recréer l’état de la ville et de sa population, année après année sur une période d’au moins 500 ans. Nous parlerons de ces recherches lors du table ronde sur « la carte et le temps » que j’organise demain au SITG 2013, à Genève.

Une carte de Venise de 1829

Une carte de Venise de 1829

Les deux ans premières centaines années ne posent que peu de problèmes. Les systèmes cartographiques et cadastraux du XIXe siècle ressemblent encore beaucoup aux nôtres.  Les procédures mises en place par Napoléon en 1797 nous sont familières. Nous disposons également à partir de cette période de recensements précis de la population. L’ensemble de ces données constitue une base solide pour faire revivre la Venise des 200 ans dernières années.

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Une carte de Venise en 1765

La situation est plus complexe entre le XVIIIe siècle et le début du XVIe siècle. Les cartes sont encore nombreuses, mais ne peuvent plus être considérées directement comme des objets géométriques. Nous disposons de déclarations d’impôts des Vénitiens jusqu’au début du XVIe siècle, mais elles indiquent rarement les adresses de manières précises. Nous avons que telle boutique est dans telle calle, près de tel palazzo.  En fait le problème que nous avons à résoudre ressemble à un mot croisé géant. Nous partons de quelques points fixes qui n’ont que peu bougés dans le temps, comme un point ou un palais, et de proche en proche nous tentons de placer les maisons. Certaines reconstitutions s’avèrent après exploration des impasses. Il nous faut, comme dans les mots croisés, revenir en arrière, tester une autre hypothèse de départ et voir si, dans ces conditions, nous réussissons à reconstruire une solution qui respecte tout ce que nous savons de la ville à une époque donnée. À ce jeu exploratoire, les ordinateurs ne sont pas mauvais. Il est d’ailleurs possible qu’un certain nombre de nos mots croisés vénitiens ne puisse en fait être résolu qu’avec leur aide.

Une carte de Venise en 1550

Une carte de Venise en 1550

Avant 1500, les choses se compliquent encore. Plus de carte, plus de déclaration d’impôts. Simplement des témoignages indirects et des éléments archéologiques. Mais même si les documents se font plus rares, nous pouvons toujours tenter d’extrapoler, de simuler, de reconstruire des Venises compatibles avec ce que nous savons. Car au final, il ne s’agit pas tant de reconstruire le passé véritable que d’explorer l’espace des Venises possibles, un espace toujours resculpté par les nouvelles découvertes historiques, un espace trop grand pour tenir dans la tête d’un seul chercheur, mais que l’informatique peut nous aider à cartographier ensemble.

Venise et Troie : même combat

mars 18, 2013

Le 27 avril prochain s’ouvrira à la Fondation Bodmer l’exposition « Le lecteur à l’oeuvre » dont je suis avec Michel Jeanneret et Radu Suciu un des commissaires. Cette exposition illustre sur une collection d’exemples précis comment les textes se transforment au fur et à mesure qu’ils sont édités, annotés, illustrés, traduits, manipulés. Nous présenterons à cette occasion deux manuscrits dans des « vitrines à réalité augmentée » développées par mon laboratoire à l’EPFL en partenariat avec la société Kenzan. Elles permettent de déployer des explications autour d’objets réels, sans passer par l’intermédiaire d’un écran. 

Le premier de ces manuscrits a été produit Venise dans la seconde moitié du XIVe siècle. Il relate une histoire compilée par Guido delle Colonne (Guido de Columnis), un juriste sicilien, à partir de sources françaises. Nous voulons faire comprendre aux visiteurs que le manuscrit qu’ils ont devant les yeux traite d’un thème antique qu’ils croient connaitre est en fait le résultat de multiples cycles de lecture-écriture, chacun transformant son sens et sa réception. La vitrine présentera donc cette histoire sous la forme d’une enquête qui part du manuscrit lui-même pour progressivement retracer la complexe histoire de sa production. Un grand à merci à Radu Suciu qui m’a fourni tous les documents clés nécessaires à cette enquête, notamment sa notice consacrée à ce codex Bodmer et faisant partie du volume qui accompagnera l’exposition, actuellement sous presse aux éditions infolio et à David Bouvier pour les passionnantes discussions de la semaine dernière sur les origines des récits de la Guerre de Troie et à Mélanie Fournier pour ses documents complémentaires sur les liens qui lient Venise à Troie. 

La vitrine présentera le manuscrit ouvert sur la page ci-dessous :

Guido Troie

La page présente un texte manuscrit sur deux colonnes, dans une écriture de chancellerie italienne, accompagnée de lettrines. Des lignes verticales se terminant par des arabesques entourent les colonnes. En bas de la page, une large illustration montre des chevaliers en armures qui sortent d’un château rose fortifié. Ils chargent violemment d’autres soldats. Qui sont ces chevaliers ? Contre qui se battent-ils ?

Guido Troie-detail

Dans le palais lui-même, un roi couronné un barbu parle à une assemblée constituée d’hommes portant d’étranges chapeaux courbés. Qui est ce roi ? Ces hommes sont-ils ses sujets ?

Guido Troie-detail - priam

Une partie de la réponse nous est donnée plus bas. Dans la marge on peut lire des instructions pour l’enlumineur en dialecte vénitien

Guido notes

« fa qua de sovra Troia como lo re Priamo xe (?) in lo so palazo in una gran sala […] et fa li con le gran barbe »

Le maitre d’atelier demande à l’illustrateur de peindre le roi Priam dans son palais avec sa grande barbe. Ces chevaliers et ces hommes aux chapeaux courbés sont des Troyens. Le texte en latin relate la destruction de Troie et l’épisode  de cette page montre leur contre-offensive contre les Grecs qui assiègent leur ville.

Comment ce récit antique peut-il être dépeint comme une aventure chevaleresque ? Est-ce le manque de connaissance ou d’imagination de la part des illustrateurs du moyen-âge ?  Pourquoi dans cette image, les Troyens semblent-ils si valeureux et les Grecs si pitoyables ?

Une composition normande basée sur des « témoignages » antiques …

Il nous faut retourner au texte et tracer sa généalogie pour mieux comprendre. L’étude du manuscrit Bodmer publié par Hugo Buchthal en 1987 retrace avec précision l’histoire européenne de ce récit. Ce manuscrit témoigne de la circulation des idées dans l’Europe médiévale. Guido delle Colonne recompose en latin entre les années 1270 et 1287, un récit nourrit par texte en vieux français, Le Roman de Troie, écrit par le moine bénédictin Benoît de Sainte-Maure entre 1160-1170, probablement en Normandie. Les « sources » de Benoît sont Darès le Phrygien et Dictys de Crête, deux légendaires « témoins » des événements.

Ce qui peut paraître étonnant pour le lecteur contemporain habitué à Homère, c’est que tous ces récits sont profondément antiGrecs et proTroyens. Homère n’est pas lu à cette époque par ces auteurs du monde latin. La version de l’histoire de Troie qui circule en cette période du moyen-âge dépeint les Grecs comme des agresseurs brutaux et les Troyens comme des victimes innocentes et des résistants héroïques qui auraient pu tenir sans la trahison d’Antenor, un des dirigeants troyens, beau-frère du roi Priam, qui une nuit pactisa avec les Grecs pour les faire entrer dans la cité. Le succès de l’épisode du Cheval de Troie n’est dans cette version pas dû à la ruse d’Ulysse ou la crédulité des Troyens, mais à la trahison d’un des leurs.

Dès le début du XIIIe siècle, le Roman de Troie commence à avoir une influence en Italie où la littérature française était abondamment lue et commentée. Une de raison de ce succès peut être liée aux récits légendaires qui font remonter les origines romaines au peuple troyen. De nombreuses villes d’Italie reconstituent d’improbables généalogies liant leurs contemporains à des héros troyens inventés.

… réinventée en Sicile durant une période de grands bouleversements …

Guido est né autour de 1220 et nommé juge 1242. Il fait partie du groupe de juristes et haut dignitaires de la cour de Frédéric II de Hohenstaufen (1194 – 1250) , puis de son fils Manfred. La cour de Frederic II est un des lieux intellectuels européens les plus sophistiqués du XIII. On y compose de la poésie et des chansons d’amour qui constitueront pour Dante et Pétrarque les origines de la littérature italienne. Néanmoins, même si Frédéric II est un empereur éclairé, il reste avant tout un chevalier et les écrits de Guildo delle Colonne reflèteront cette esthétique chevaleresque.

À Messine, Guido delle Colonne produit sa version de la destruction de Troie dans un contexte politique particulier. Charles d’Anjou conquiert la Sicile en 1266 (après l’avoir reçu par le pape en 1262). Mais il sera repoussé en 1282 après le soulèvement des « Vêpres » siciliennes (cf le célèbre opéra de Verdi) et le débarquement de la flotte aragono-catalane, qui conduiront au massacre des troupes de Charles d’Anjou et des Français.

L’histoire de la destruction de Troie est produite entre 1270 et 1287 donc en plein milieu de cette période charnière de l’histoire de la Sicile et la géopolitique européenne en général. Les thèmes du récit rejoignent la réalité politique de l’époque. Dès 1266, sous la domination de Charles d’Anjou, la culture francophone se déploie en Sicile et c’est peut-être par ce biais que le Roman de Troie est connu par Guido delle Colonne. Le travail de Guido constitue essentiellement une paraphrase de la version française de Benoit de Sainte-Maure, même s’il ne le cite jamais et préfère se référer directement à Dares et Dictys.

Comme le récit de Guido est écrit en latin, une langue internationale plus largement comprise que le Français de Benoit de Sainte-Maure, il se diffuse très largement en Europe et devient plus influent que le modèle sur lequel il se base. Il fut semble-t-il traduit dans presque toutes les langues. Son influence peut même être tracée jusqu’à l’oeuvre de Shakespeare Troïlus et Cressida composée au début du XVIIe siècle.

… puis mise en images à Venise

Le manuscrit présenté à la Fondation Bodmer est vénitien, comme en attestent les notes en dialecte destiné à l’enlumineur. Par ailleurs les 187 miniatures qui le composent mettent en scène des « décors » typiques de l’architecture gothique de Venise. La ville de Troie est visuellement assimilée à la Cité des Doges. Le Palais de Priam est semble-t-il composé sur le modèle du Palais de Doges, dont la construction gothique à débuté en 1340. Sur cette autre représentation quelques pages plus tôt on retrouve les voutes caractéristiques du bâtiment. Rendre Troie sous les traits de Venise n’est pas anodin. Les Vénitiens font remonter leurs origines aux Troyens et à Antenor en particulier. Jacques Poucet dans Le mythe de l’origine troyenne au Moyen âge et à la Renaissance : un exemple d’idéologie politique explique que dans les chroniques médiévales comme la Cronaca di Marco à la fin du XIIIe siècle présente Venise comme le foyer originel de l’arrivée des Troyens, puis de la « diaspora » troyenne en Vénétie et dans le reste de l’Italie.  Ce récit tient vraisemblablement de l’idéologie politique, car en présentant Venice comme antérieure à Padoue, les vénétiens souhaite assoir leur domination sur la cité que se trouve à 40km à l’intérieur des terres. La reconnaissance de la filiation Troie-Venise est donc au coeur de la stratégie politique. C’est naturel qu’elle se retrouve dans les illustrations du manuscrit.

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Le style des illustrations est lui aussi caractéristique de Venise. Un autre manuscrit « La Leggenda die gloriosi santi Pietro et Paolo » aujourd’hui au Musée Correr à Venise montre de grandes ressemblances avec celui de la fondation Bodmer. Tout porte à croire qu’il a été composé dans le même atelier, probablement par la même main. Les points de ressemblances incluent les lignes fines se finissant avec des arabesques circulaires le long des colonnes de textes ou les bâtiments avec leurs fenêtres fines et leur couleur rose ou ocre.

La chercheuse Mirella Levi d’Ancona a conclu que l’enlumineur du manuscrit du Musée Correr est Giustino del fu Gueradino da Forlì et date le manuscrit de 1370. Hugo Buchthal conclut qu’étant donné les ressemblances stylistiques, Giustino est également l’enlumineur de la destruction de Troie et que le manuscrit de la fondation Bodmer doit avoir été produit dans la même période de sa carrière, soit vers 1370.

Que se passe-t-il à Venise en cette fin de XIVe siècle ? Après des siècles de croissance, la ville a subi plusieurs crises. En 1348 la peste noire a emporté plus de 40 000 vénitiens. La rivalité avec Gênes est maintenant à son paroxisme. Elle culminera entre 1378 et 1381 avec la guerre de Chioggia qui verra les Génois arriver aux portes de lagunes.  L’Histoire de Troie anticipe sur cet autre siège où comme dans le récit antique des actes héroiques de quelques-uns (L’amiral Vittor Pisani en particulier) joueront un rôle crucial pour la victoire finale.

Bonnets phrygiens contre coiffes byzantines

Reste le mystère des chapeaux. Pourquoi les Troyens portent-ils ses étranges coiffes arquées ? Dans d’autres pafes du manuscrit, pourquoi les Grecs ont-ils quant à eux de larges chapeaux ?  C’est par la coiffe que l’on distingue les deux groupes de combattants.

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Les coiffes pointues, allongées et courbées des Troyens rappellent le bonnet Phrygien dont Pâris, le fils de Priam et originaire de Phrygie est souvent affublé. Dans l’iconographie romaine, ce bonnet est un symbole d’exotisme. Les rois-mages sont parfois représentés avec cette coiffe. À la Révolution, il devient un symbole de liberté, car il ressemble au chapeau qui coiffait les esclaves affranchis de l’Empire romain.

Quant aux larges chapeaux des Grecs, ils correspondent à une coiffe byzantine, contemporaine de Giustino. Ainsi coiffés, les combattants de l’Histoire de Troie reproduisent l’opposition et les liens qui divisent et unissent Venise et Byzance.

Voici donc l’histoire d’une seule page d’un seul manuscrit, relue sous le prisme des différents contextes européens qui président à sa forme. Nous espérons que par cet exemple et les nombreux autres qui seront présentés dans l’exposition Le lecteur à l’oeuvre, nous pourrons tordre le cou à l’idée trompeuse qu’un texte est avant tout une construction intellectuelle,  résultat du travail d’un auteur solitaire. Ce sont ici évidemment au contraire de multiples mains qui composent, éditent, illustrent et collectivement créent un objet culturel complexe.

Le manuscrit complet peut être consulté sur e-codices

Lancement de la « Venice Time Machine »

mars 14, 2013

Le lancement de la Venice Time Machine, grand projet de Digital Humanities entre l’EPFL et l’université Ca’Foscari a donné lieu à plusieurs d’articles de presse et réactions sur Internet (communiqué officiel, article dans le Temps, repris également dans Le Monde) . Le projet propose une modélisation multidimensionnelle de Venise et de son empire méditerranéen. Son ambition consiste à rendre interopérables des données concernant l’histoire environnementale (évolution de la lagune), urbaine (morphogenèse de la ville), humaine (démographie et circulation) et culturelle (politique, commerce, évolution artistique). La Venice Time Machine comporte des défis en terme de numérisation (des archives immenses et très anciennes), de modélisation (reconstructions cartographiques, gestions de l’incertitude intrinsèque aux données historiques) et de muséographie (comment rendre compte de cette histoire complexe). Les équipes vénitiennes et lausannoises travailleront en étroite collaboration, dans le cadre d’un centre de recherche comme appelé Digital Humanities Venice. Nous sommes également en train de constituer un réseau international de chercheurs qui pourront collaborer à ce grand projet. Maintenant que les annonces sont passées, il est peut-être utile de revenir sur ce qui fait l’originalité de la démarche de cette machine à remonter le temps.

Peut-on construire une machine à remonter le temps ?

Au départ, il y a un rêve, celui d’adapter les outils numériques du présent à l’exploration du passé.  Nous avons depuis quelques années, des outils extraordinaires pour explorer le monde sans partir de chez nous (p.e. Google Earth/Maps/Streetview). Quand nous ne voyageons pas dans l’espace physique, nous parcourons le graphe social documentant les liens et les activités de plus d’un milliard de personnes. Ces services nous donnent l’impression de vivre dans un « grand maintenant ». Le présent est devenu tellement dense que son exploration perpétuelle pour suffit à nourrir notre curiosité.

Il me semble extrêmement important de tenter de construire des outils d’exploration du temps aussi puissant que ceux qui nous permettent de voyage dans l’espace. Peut-on construire un Google Maps du passé pour nous montrer comment étaient une ville ou une région il y a plusieurs centaines d’années ? Peut-on construire un Streetview du passé pour nous montrer à quoi ressemblait une rue à cette époque ?  Peut-on construire  un Facebook historique documentant la vie quotidienne du passé ? Autrement dit :  Peut-on construire des machines à remonter dans le temps ?

Le champignon informationnel

Pour répondre à cette question, il nous faut considérer ce que j’appelle « le champignon informationnel ». L’information numérique disponible sur les dix dernières années est extrêmement riche et dense. Nous pouvons représenter cet abondance par un large plateau. Pour simplifier notre raisonnement, nous dirons que plus nous reculons dans le temps plus la quantité d’information se réduit (il est possible que ce ne soit pas tout à fait vrai, certaines périodes anciennes comme l’antiquité étant potentiellement mieux documentées numériquement que certains périodes intermédiaires comme le moyen-âge). Pour pouvoir utiliser les outils du présent pour explorer le passé nous avons besoin d’une densité informationnelle comparable à celle du présent. Autrement il nous faut élargir le pied du champignon pour qu’il s’approche le plus possible d’un rectangle.

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Une première manière pour réaliser cet « élargissement » consiste à numériser les archives publiques et privées. Il existe des archives télévisuelles de qualité sur une cinquantaine d’années, des archives photographiques sur plus de 100 ans, des archives de presse bien conservées sur au moins 200 ans (et souvent plus), des documents imprimés sur 500 ans, et enfin de grandes collections de manuscrits, dessins ou d’anciennes cartes. La figure ci-dessous montre symboliquement ce que nous pourrions attendre en numérisation et modélisant de telles archives. La courbe s’élargit beaucoup sur les 200 dernières années et continue, puis recommence à rétrécir jusqu’à la Renaissance. Pour des périodes plus anciennes, les sources sont, en général, globalement moins nombreuses et il est possible qu’il soit difficile de reconstituer une densité informationnelle suffisante.

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Pour le pied du champignon et les données les plus anciennes, nous pouvons extrapoler à partir des données existantes et « simuler » les données manquantes. Par exemple, un carnet de bord d’un capitaine de navire vénitien nous indique bien plus qu’un itinéraire particulier, il nous informe sur les routes commerciales d’une époque. De la même manière, une gravure représentant une façade vénitienne nous décrit bien plus que ce bâtiment en particulier, mais nous renseigne sur les grammaires architecturales utilisées à cette époque particulière. Les historiens extrapolent très souvent de cette façon. Il s’agit simplement de formaliser et systématiser cette démarche.

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Gestion de l’incertitude et espaces fictionnels

La gestion de l’incertitude est le coeur du défi scientifique de ce projet. Il s’agit de raisonner dans des espaces où se côtoient des incertitudes de natures très diverses (fiabilités des sources, erreurs d’interprétations, extrapolations basées sur de fausses hypothèses, erreurs dues aux procédés de numérisation). Depuis 50 ans, les sciences de l’information n’ont cessé de développer des approches pour raisonner dans des univers incertains et a priori peu prévisibles (calculs probabilistes, logique floue, apprentissage artificiel, etc.). Des méthodes qui n’ont jusque-là pas reçu suffisamment d’attention en histoire. La rencontre de ces approches formelles et des mondes historiques incertains pourrait donner lieu à de grandes découvertes.

Dans notre approche, chaque source produit ce que nous appelons un « espace fictionnel ».  Ce n’est que par la « jointure » d’espaces fictionnels émanant de divers documents que nous pouvons progressivement produire un passé « probable ». Une conséquence de cette approche est qu’il n’y a évidemment pas un passé, pas une organisation de Venise ou une structuration de son empire maritime, mais de multiples mondes possibles dont nous tâchons d’évaluer la plausibilité.

Des millions de documents

Évidemment nous n’avons pas choisi Venise au hasard. La Cité des Doges représente un cas unique dans l’histoire. Elle a très rapidement mis en place un État bureaucratique, qui deviendra vite un véritable Empire régnant sur toute la Méditerranée. La moindre délibération du Sénat ou des autres chambres était consignée, tout ce qui sortait et entrait dans la Cité, les possessions des habitants… Au total, on estime le nombre de documents exploitables à plus de 100 millions. Une personne seule ne peut évidemment pas compiler une telle somme d’informations.

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Les archives d’états à Venise comportent plus 80 km de documents administratifs couvrant toute l’histoire de la Cité des Doges

Il faudra développer des techniques nouvelles pour numériser, transcrire et indexer une telle masse de documents. Nous testerons différentes approches :  robots capables de manipuler avec soin les parchemins, dispositifs portables permettant une numérisation rapide et efficaces, etc. Pour transcrire ces très nombreux manuscrits, nous devrons développer de nouvelles techniques de reconnaissance de caractères couplées à des modèles des langues dans lesquelles ils sont écrits (latin, toscan, dialecte vénitien). Dans ces transcriptions, nous identifierons les noms de lieux, de personnes, les dates et progresserons pas à pas dans une caractérisation sémantique toujours plus fine.

Des millions de visiteurs

Venise c’est aussi 20 millions de touristes qui chaque année sillonnent les canaux, se perdent dans les ruelles et découvrent une cité dont, le plus souvent, ils ne savent que peu de choses. En développant de nouveaux dispositifs muséographiques, interfaces mobiles ou au contraire très large installation, nous espérons pouvoir faire mieux connaitre la fascinante histoire de ce petit peuple de pécheur qui devint maitre de la Méditerranée. Profitant de nombre du ces visiteurs nous espérons avec les équipes de Ca’Foscari mettre en place une muséographie expérimentale capable d’évaluer les succès et les échecs des dispositifs qu’elle propose. Autant d’innovations qui pourront venir nourrir d’autres musées ou d’autres villes.

Je reviendrai plus en détail sur tous ces points dans de prochains billets.

Canaletto dans sa Google Car

octobre 22, 2012

Les Parisiens peuvent découvrir cet automne deux expositions sur Canaletto, l’une au Musée Maillol et l’autre à Jacquemart-André. Au XVIIIe siècle, les jeunes et riches aristocrates qui visitent Venise souhaitent faire l’acquisition de tableaux pour se mémoriser leur impression de voyages. Canaletto met alors au point un processus méthodique pour produire des vedute à la précision et au rendu inégalé. En nous arrêtant sur le procédé mis au point par le peintre pour obtenir cet extraordinaire réalisme, nous ne pouvons que faire des rapprochements avec le nouveau régime de la vision qui caractérise notre époque.

Le Carnet Cagnola exposé au Musée Maillol

Exposé au Musée Maillol cet automne, le carnet Cagnola (du nom de son dernier propriétaire Don Guido Cagnola qui en a fait don à l’Accademia en 1949) nous permet de comprendre la première étape du modus operandi de Canaletto. Il contient 138 esquisses prises par l’artiste en plein air, annotées de noms de lieux et d’enseignes. Canaletto réalisait ces esquisses le plus souvent dans une barque stable (pas de motoscafi et de vagues dans les canaux vénitiens au XVIIIe siècle !). Sur la barque il installait une camera obscura qui grâce à une lentille et un miroir permettait de projeter directement la vue de la scène sur les feuilles du carnet. Ce type chambre optique était déjà utilisé pour des usages topographiques dès le XVIe siècle, mais il semble que la caméra de Canaletto était plus sophistiquée, dotée en particulier d’une lentille qui lui permettait d’offrir une projection directe, sans inversion, directement sur les feuilles du carnet.

Autre page du carnet

Canaletto choisissait donc un premier point de vue depuis sa barque et retraçait les contours de l’image projetée. Puis, il faisait pivoter la lentille pour obtenir un autre angle et, progressivement, constituait ainsi une image panoramique de la situation autour de la barque.

Camera obscura exposée au Musée Maillol

De retour dans son atelier, Canaletto reprenait les projections, choisissait un angle de vue idéal pour la vedute qu’il souhaitait réaliser et commence à composer. Avec le compas, il rapportait les angles et compose mathématiquement la perspective choisie. Il recomposait ainsi méthodiquement la réalité et, comme nous le verrons plus loin, pouvait même dans un second temps la déformer pour maximiser l’effet de réalisme qu’il recherchait. Canaletto a donc mis au point un système basé un dispositif d’enregistrement mobile qui lui permet de reproduire une projection selon un angle quelconque. C’était déjà, d’une certaine manière, une modélisation en 3 dimensions de Venise et son labyrinthe de canaux.

Les neufs yeux des Google Street View Cars

Les neufs yeux des Google Street View Cars

Comment ne pas faire le rapprochement avec la méthode déployée par Google pour produire la modélisation qui permet aujourd’hui de sa « balader » virtuellement dans la plupart des grandes villes du monde ? Comme Canaletto avec sa camera obsura rotative sur sa barque, des voitures, les Google Steet View Cars, sillonnent les villes avec une série de cameras prenant des photos avec des angles pluriels, de manière à reconstruire une vue panoramique après un processus mathématique …

Ce processus de captation et de reconstitution s’inscrit dans le cas de Google dans une stratégie bien plus large. Depuis une petite dizaine d’années, Google, riche de sa position dominante sur le marché du capitalisme linguistique (40 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an), investit dans une utopie, la mise en place d’un nouveau régime de visibilité. D’abord avec Google maps et Google Earth, puis avec Google Street View et bientôt peut être en exploitant les données de millions de lunettes dotées de cameras, Google construit une base de données visuelles qui découpe méthodiquement le monde selon une multitude de points de vue complémentaires : ceux des satellites d’abord, ceux des voitures urbaines ensuite, ceux des individus demain. Nous ne mesurons pas encore les conséquences de ce nouvel ordre visuel et comme toujours, ce sont des artistes qui, les premiers, tentent de rendre compte des dimensions de ces bases de données (voir par exemple le projet Robotflaneur de James Bridle, ou The nine eyes of Google Street View).

Le nouveau régime de visibilité introduit par les bases de données de Google est l’aboutissement de la vision newtonienne de l’espace, homogène et isotrope.  Prolongé par les bases de données, cet espace a maintenant une structure algorithmique, mais les principes de transformations qui ont permis sa captation et sa reconstitution sont ceux de Newton, ceux utilisés par Canaletto. André Corboz faisait à ce titre remarquer que le commanditaire principal de Canaletto, Joseph Smith, consul d’Angleterre à Venise, s’appliquait à faire diffuser la pensée de Newton et trouvait dans la précision de l’artiste vénitien une expression visuelle de cet idéal (Corboz, De la ville au patrimoine urbain, Presses de l’Université de Québec, 2009, p.4). Il y a donc une continuité philosophique et méthodologique qui lie la barque du peintre vénitien aux voitures de la firme de Mountain View. Mais cette filiation des processus de construction s’accompagne aussi d’une discontinuité dans le processus de restitution finale : contrairement à Google, Canaletto prend ses distances par rapport à l’espace de Newton dans le processus de reconstruction.

Canaletto a fait ses débuts comme scénographe de théâtre et il sait que rien n’est moins réaliste que la réalité. L’expérience de Venise ne peut être saisie par la captation méthodique des projections et la reconstruction mathématique minutieuse. Nous voyons le Grand Canal plus grand qu’il est. Notre expérience de l’harmonie de composition architecturale de la place Saint Marc ne tient pas dans un point de vue et une perspective, si habilement choisis soient-ils. Il faut alors sans sacrifier à la précision du rendu et de la composition, jouer avec les lignes de fuites, l’organisation des plans, créer d’une certaine manière une illusion absolument réaliste.

L’entrée du Grand Canal et la Basilique de la Salute, 1730 – l’église San Gregorio a été déplacée vers la droite par rapport à sa véritable position

Le processus qui à partir des images captées par les Google cars produit les visions panoramiques de Google Street View est automatisé et fiable, mais il n’inclut pas évidemment la dernière étape du processus de reconstruction de Canaletto, sa manière de tricher avec de la composition mathématique pour produire des représentations encore plus saisissantes.

Il serait tentant de s’arrêter ici en concluant que là où le processus algorithmique s’achève, le génie commence. La différence entre la banalité des visions panoramiques de Google Street View et la perfection urbaine des vedute de Canaletto tiendrait simplement dans l’instinct artistique du peintre. Mais il est également possible que Canaletto ait consciemment mis au point une méthode de restitution, certes différente de la simplement reconstruction mathématique, mais néanmoins traduisible dans ces procédés identifiables et analysables. Nous savons que Joseph Smith avait organisé avec brio la valorisation des ces oeuvres auprès des riches britanniques et que la demande toujours plus forte  avait conduit le peintre non seulement à produire des centaines d’oeuvres, mais aussi à perfectionner toujours plus certaines déformations comme l’intensification de la pureté lumineuse, dont cette transparence cristalline très appréciée des acheteurs. Au-delà de la géométrie architecturale et des processus de lumière, Cannaletto était aussi passé maitre dans l’organisation des personnages qui lui permettait de recréer la vie dans ces compositions urbaines réinventées. De nouveau, étant donné le nombre des oeuvres qu’il produisait par an, il semble raisonnable de penser qu’il ait développé une approche méthodique et explicite pour transformer les projections urbaines captées par la camera obscura, en scènes urbaines immortalisant une Venise luxuriante de vie. Jusqu’où pourrait-on décomposer analytiquement cette méthode ? Jusqu’où pourrait-on modéliser les processus qui la composent ?

Nous gagnerions beaucoup à mieux comprendre ce que Canaletto fait quand il transforme une recomposition géométrique juste en une image qui semble plus réelle que la réalité :  pas simplement pour mieux comprendre le génie du peintre, mais aussi, plus pragmatiquement pour tenter d’adapter une partie de son savoir-faire aux besoins de notre époque. Malgré leur technicité, nos représentations 3D peinent toujours à redonner l’expérience de l’espace.  Leur trop exacte géométrie les dessert. Il nous manque l’art ou la méthode de nouveaux vedutistes digitaux pour inventer, de nouveau, comment passer de la géométrie à la véritable illusion de la réalité.