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Chacun dans sa bulle digitale

novembre 29, 2011

Retour d’une journée d’entretiens à Lyon sur le corps et ses variations. Déjeuner mémorable avec un Michel Serres, pétillant et virtuose, Yves Coppens, beaucoup plus facétieux que je ne l’imaginais, George Vigarello, extraordinaire historien du corps et Patrick Bazin, le nouveau directeur de la BPI plein d’idées pour son institution. Nous avons discuté passionnément du futur du livre et des bibliothèques, de Google, d’une paléontologie des objets techniques, des nouvelles interfaces et du corps qui s’y adapte. Dans le train du retour, j’ai mis au propre ce petit texte sur l’incorporation. Quand nous interagissons avec nos écrans, où sommes-nous ? Incorporés dans un système technique qui ressemble à beaucoup d’autres ? ou dans une bulle fondamentalement différente ?

Voir la video de mon intervention.

Extensions : la tête dans les nuages.

Nous avons fait dans les cinq dernières années une découverte extraordinaire : nous sommes capables de marcher dans la rue tout en interagissant du bout de nos doigts avec notre téléphone portable. Notre inconscient prend en charge toutes les fonctions de navigation et d’évitement d’obstacles qui ont été si longues à acquérir pendant la première année de notre vie, nous permettant ainsi de nous mouvoir dans la complexité de l’espace urbain sans presque jamais quitter l’écran des yeux. Parfois bien-sûr nous rentrons dans un passant, nous trébuchons sur une marche et, à cet instant douloureux, nous redevenons un corps se déplaçant dans l’espace physique urbain. Mais la plupart du temps, nous réussissons ce tour de force d’être à la fois physiquement ici et mentalement ailleurs.

L’interaction avec nos téléphones portables n’est qu’un exemple de notre extraordinaire capacité à nous métamorphoser. Notre peau n’est pas la limite de notre corps. Nous nous baissons intuitivement quand nos portons un chapeau, les femmes adaptent leur marche lorsqu’elles portent des talons hauts. Ceci est également vrai pour des dispositifs plus complexes. Apprendre à conduire une voiture demande de longues heures de pratique. Au début, la voiture est un dispositif en partie imprédictible, une machine aux réactions aléatoires. Puis au fil des heures, la voiture devient une extension de nous-mêmes, comme une seconde peau. Nous avons assimilé sa taille et sa vitesse, le temps qu’il nous faut pour accélérer et freiner. Conduire devient aussi naturel que marcher, une activité inconsciente. Nous pouvons penser à autre chose en le faisant. Certains réussissent même à interagir avec leur téléphone portable en conduisant.

Ce processus général d’incorporationla transformation d’un objet extérieur en une prothèse, est encore mal compris. Nous savons qu’il est lié à notre capacité à parfaitement prédire le comportement de l’objet extérieur. Pour que le marteau devienne une extension de notre main il faut que nous ayons construit un bon modèle de son comportement physique  de manière à pouvoir parfaitement prédire ses réactions. Dès le moment où nous prédisons bien le comportement de nos prothèses, notre attention peut se déplacer ailleurs, sur le clou, par exemple. Quand l’action de planter un clou devient elle-même une routine absolument prédictible, nous pouvons nous concentrer sur le plan général de notre projet, l’action de planter un clou, comme celle de doubler dans le cas de la conduite, devenant alors une étape intégrée ne nécessitant plus toute notre attention. Ce n’est que si un imprévu survient que nous devrons nous désolidariser de notre prothèse, porter à nouveau notre attention sur l’objet lui-même, le considérer de nouveau comme une partie extérieure, et c’est un processus douloureux.

Chaque incorporation correspond à un changement d’espace. Le violoniste apprend d’abord à maîtriser son instrument. Au fil des heures, il l’incorpore et peut être ensuite tout entier concentré sur la mélodie. Puis, au fil des concerts, son attention se porte non plus sur les notes mais sur l’interprétation. Il a de nouveau changé d’espace.

D’autres lieux, régis par d’autres lois. Le jeune enfant venant d’apprendre à marcher quitte l’espace de la maîtrise de son propre corps pour commencer à explorer les lieux qui l’entourent. La maîtrise vocale lui donne accès à la parole. Il sait prononcer les sons, mais il lui faut maintenant les arranger selon les conformations de langue. Puis, plus tard, il lui faudra maîtriser les lois des conversations, un autre espace.

Le stylo s’intègre à notre main quand nous écrivons. Toute notre attention se porte sur l’acte d’écrire. Nous ne pensons ni à notre posture, ni à la page. Nous sommes le texte en train de s’écrire.

Même si nous les incorporons complètement et même si elles deviennent totalement inconscientes, les « interfaces » que nous utilisons pour explorer ces autres espaces influencent de manière importante la nature de nos trajectoires dans les espaces supérieurs. Nietzsche raconte comment utiliser une machine à écrire a profondément changé son écriture jusque là manuscrite. Ses phrases se raccourcissaient, devenaient plus denses.  Aujourd’hui le choix d’un traitement texte particulier, comme celui d’un violon, modèle sans que nous n’en ayons particulièrement conscience notre écriture. Comme le suggère François Bon, nous devrions toujours accorder notre traitement de texte avant de commencer à écrire.

Revenons à nos téléphones portables et réfléchissons à la manière dont nous les manipulons. Comme beaucoup d’autres objets nous utilisons nos doigts et nos yeux. Pour autant ils ne nous offrent pas la richesse sensorimotrice de la plupart des autres objets. Quand nous saisissons un verre nous savons immédiatement à quel point il est plein, si le liquide qu’il contient est chaud ou froid. Nos doigts façonnés par des millions d’années d’évolutions nous communiquent des informations d’une extrême richesse.

Les téléphones portables et maintenant les tablettes nous proposent essentiellement des images protégées par du verre. Certes ces images réagissent à notre toucher, mais notre sens de la vue est absolument nécessaire à l’ensemble des interactions qu’elles proposent. Vous pouvez faire vos lacets sans regarder vos chaussures. Mais vous ne pouvez pas interagir avec votre téléphone ou votre tablette de cette manière.  Cette prédominance du visuel encourage le processus d’immersion, la déconnexion avec le monde physique et social traditionnel. Les téléphones et les tablettes, comme les livres et plus encore que la télévision, sont des interfaces absorbantes.

Absorption : la bulle digitale

Qu’y a-t-il d’aussi fascinant derrière les vitres de ces fenêtres ? Une seule machine, un ordinateur planétaire, une méga-structure technique, un objet-monde comme dirait Michel Serres. Depuis sa création cette machine est porteuse d’une utopie. Grâce à ces fenêtres c’est en apparence toute l’information du monde qui est au bout de nos doigts. La fenêtre nous ouvre à un monde élargi temporellement et spatialement. Nous pourrions non seulement voir tout ce qui ce passe simultanément sur l’ordinateur-monde mais aussi à d’infinies mémoires resurgissant du passé. The « Long Here » and the « Big Now ». Il y a là une extrêmement séduisante promesse.

Notre évolution nous a donné un goût immodéré pour le sucre et le gras, jadis si rare et maintenant si commun. Aujourd’hui nous devons lutter pour apprivoiser cette appétence au risque de devenir obèses. De la même manière, il est possible que nous ayons un appétit naturel pour les informations pertinentes (ce qui est amusant, étonnant, sexuellement intéressant, ce qui se dit sur nous, ce qui nous permet d’apprendre plus, voir le livre de J-L. Dessalles sur cette question). Et nous construisons beaucoup de nos comportements dans le but de rassasier cette curiosité.

Or c’est précisément le modèle commercial qu’exploitent les services les plus importants de l’ordinateur-planétaire : nous proposer des portails d’informations pertinentes de manière à ce que nous découvrions, explorions, produisions au travers d’interfaces de ces services. J’ai discuté ailleurs de cette transition entre une économie de l’attention à une économie de l’expression, dans le contexte du capitalisme linguistique naissant. En nous proposant des interfaces incitant à une intimité linguistique sans précédent, Google peut organiser le marché mondial de la spéculation sur les mots. Comme le disait Andrew Lewis, « Si vous ne payez pas pour quelque chose, vous n’êtes pas le client, vous êtes le produit ». Ici c’est chacune de nos paroles, gestes, comportement qui, explicités par le contact avec l’interface digitale, affine la granularité des espaces commercialement exploitables. Si Google peut réaliser plusieurs dizaines de milliards de chiffre d’affaire simplement en organisant la spéculation linguistique c’est précisément parce que le marché linguistique n’est pas borné à un nombre finis de produits ou d’emplacements, il s’étend au fur et à mesure que la cartographie des mots s’affine et évolue. C’est pourquoi il est si important de capter non pas l’attention, mais l’expression.

Comme l’a bien analysé Eli Pariser dans « The Filter Bubble ». les services de l’ordinateur planétaire sont en compétition les uns avec les autres pour proposer automatiquement les informations qui seront pour nous les plus pertinentes. Or la pertinence est évidemment personnelle, dépendante de nos parcours de vies, de nos goûts esthétiques, de nos tendances politiques, des groupes sociaux au sein desquels nous évoluons.  Le 4 décembre 2009, Google a fait une petite modification à son algorithme de recherche. Il a proposé d’intégrer par défaut dans les critères de sélection une cinquantaine d’éléments dépendant du profil de l’utilisateur. Il peut ainsi me proposer des résultats qui ont plus de chance d’être pertinents (sur lesquels j’ai le plus de chance de cliquer).  Par conséquent, si je ne clique jamais sur certains types d’informations elles apparaîtront moins. Cela veut également dire que vous et moi n’obtiendrons pas les mêmes résultats pour la même recherche.

Imaginez que je cherche une information sur un grand opérateur téléphonique, peut-être obtiendrais-je des informations sur les derniers forfaits pour téléphones portables car dans le passé j’ai souvent cliqué sur ce genre d’information. Mais peut-être que vous obtiendrez des informations sur la vague de suicides dans cette même entreprise car ces questions vous ont intéressées dans le passé. Si j’ai tendance à être de gauche, j’aurais plus de propositions de gauche. Si je m’intéresse au libéralisme, on me proposera plus de libéralisme.

Insensiblement notre point de vue sur le monde quitte l’objectivité initiale de l’algorithme fondateur pour intégrer une subjectivité absolue basée sur une analyse automatique de  nos parcours de vie. Les fenêtres nous donnent accès n’ont pas à un grand univers partagé, mais à des univers parallèles.

Comme pour le capitalisme linguistique, ces dynamiques de personnalisation sont des conséquences logiques des services proposés par la machine monde. C’est précieusement parce qu’il y a trop d’information qu’on nous propose de la filtrer. Il est naturel que les algorithmes rivalisent les uns avec les autres pour nous fournir de l’information toujours plus personnalisée. Ils nous suggèrent quotidiennement le prochain livre à livre, le prochain film à voir, la prochaine musique à écouter, les personnes à suivre sur Twitter et choisissent même pour nous les meilleurs partenaires amoureux. Nous consultons des journaux personnalisés produits automatiquement et reflétant nos intérêts. Bientôt des chaînes de télévisions seront produites sur le même modèle. Partout, les algorithmes choisissent pour nous. De la même manière que Google prolonge nos phrases pour les rendre maximalement exploitable commercialement, il s’agit en parallèle d’anticiper et de régulariser nos propres opinions.

Nous avons déjà fait de Google et de Facebook nos prothèses, comme notre voiture et notre vélo. Nous les conduisons de manière inconsciente, pensant que ce sont des dispositifs techniques comme les autres. Nous ne réalisons pas que nous nous incorporons dans des interfaces qui ne nous appartiennent pas. Elles sont contrôlées par d’autres. Leur géométrie est extrêmement variable,  continuellement optimisée selon des critères définis par des modèles commerciaux qui ont maintenant faits plus que leurs preuves. C’est là la grande différence avec les dispositifs techniques classiques. Quelqu’un d’autre a pris le contrôle de la forme de la voiture.

Le village global malgré ses promesses initiales court le risque de ressembler à un voisinage conformiste. Les images sous le verre ne sont pas nécessairement des fenêtres vers la connaissance universelle, mais plutôt de simples hublots donnant sur notre propre bulle digitale.

Le Livre des Livres

juillet 26, 2010

En week-end chez des amis au Tessin, je suis tombé par hasard en furetant dans leur bibliothèque sur un recueil de nouvelles de Borges que j’avais déjà lu il y a plusieurs années. Son actualité par rapport aux enjeux actuels du livre numérique m’a frappé.

Un homme blond et âgé frappe à la porte du narrateur pour lui vendre des bibles. Le narrateur n’est pas intéressé, des bibles, il en a déjà beaucoup.  Le vendeur ouvre alors sa valise et pose sur la table un grand volume relié en toile. Le narrateur le soupèse, son poids est insolite. Il ouvre une page au hasard et découvre un texte dans une langue inconnue, imprimé en deux colonnes. Les lignes sont serrées, les mots disposés en versets. La page de gauche porte le numéro 40514, en chiffre arabe,. Mais étrangement sur la page de droite est inscrit 999.  Sur la page suivante c’est un numéro à 8 chiffres. On y voit une petite illustration : une ancre dessinée à la plume.

Le vendeur de livre prévient « Regardez-là bien. Vous ne la verrez jamais plus » .

Le narrateur ferme le volume en repérant au mieux la page qu’il vient de consulter et le ré-ouvre aussitôt et effectivement, il est incapable de retrouver la page avec la petite ancre.

Le vendeur explique qu’il a acheté ce volume à un indien qui ne savait pas lire. Son possesseur l’appelait le livre de sable car « ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin ». Lui l’appelle le « Livre des Livres ».

Le narrateur tente d’ouvrir le livre à la première page. Impossible. Il reste toujours des feuilles entre la couverture et son pouce. Impossible non plus d’atteindre la dernière page.

Finalement, le narrateur fasciné décide d’acheter le mystérieux volume. Il le dissimule dans sa bibliothèque mais dès la première nuit il ne trouve pas le sommeil. Vers 3h du matin, il reprend le livre et commence à le feuilleter. De page en page, ils découvrent d’autres textes, d’autres images. Le livre semble effectivement inépuisable.

Le narrateur décide de ne montrer et ni de ne parler de son trésor à personne. La nuit, lorsqu’insomniaque, il n’est pas en train de lire, il rêve du livre. Il en est devenu prisonnier. Il songe à le brûler, mais la combustion d’un livre infini ne risquerait-elle pas d’asphyxier la planète par sa fumée ?

Alors, conscient qu’il doit se séparer de ce livre monstrueux, il choisit un jour d’ « oublier » le livre dans un des rayons de la Bibliothèque nationale. Profitant d’une inattention des employés, il le laisse là sur une étagère au hasard, en s’efforçant de ne pas regarder où précisément il le dépose. Et depuis ce jour, il évite consciencieusement de passer dans cette rue.

Comme bien d’autres nouvelles de Borgès, « Le livre de sable » me trouble par son apparente pre-science. Borges concentre sur quelques pages et avec l’économie de moyen qui caractérise son style, un nœud de questions qui me semblent être au cœur des transformations que connaît aujourd’hui le livre.

Essayons d’y voir plus clair. « Le livre de sable » prolonge le thème que Borgès avait exploré dans la Bibliothèque de Babel, un lieu qui contiendrait tous les livres. La transition de la bibliothèque au livre n’est pas si dérangeante, car finalement les livres sont biens des lieux. Ils organisent physiquement les pages dans l’espace comme la bibliothèque dispose les livres en étagères et rayons. Le livre, comme le bibliothèque, est avant tout un un classeur : il rassemble, regroupe, étiquette, organise. Et  le livre, comme la bibliothèque, propose divers manière de naviguer dans les documents qu’il organise, tables des matières, notes, bibliographies, index

On sait également depuis l’Encyclopédie de Diderot de d’Alembert que le livre, malgré son évidente finitude, peut avoir l’ambition de l’exhaustivité. Le fait que compiler sous forme de texte et d’image le savoir de toutes les sciences et les techniques soit une ambition jamais atteignable, n’empêche pas de perpétuellement la poursuivre. L’Encyclopedie comme projet ou processus se pense comme une quête toujours en cours. Elle n’est jamais finie, toujours à reprendre, en perpétuel chantier. Comme le sable, elle n’a « ni commencement ni fin ».  Un livre qui contiendrait tous les livres n’est finalement pas une idée si extravagante. C’est le projet effectivement entrepris dès le XVIIIe siècle d’un livre toujours en mouvement.

En ce début du XXIe siècle, loin d’être un utopie, plusieurs projets internationaux (Google Books, Gallica, etc.) œuvrent à la construction effective d’un livre qui contiendrait tous les livres ou plus précisément qui serait en permanence en train de les intégrer en son sein. Les interfaces de lecture vers cet immense et unique livre sont pour l’instant bien frustres, limitées à une fenêtre sur un ordinateur, et paradoxalement peu propices à la lecture.  Mais on peut sans crainte affirmer que les manières de lire ce livre des livres font se diversifier et s’enrichir. Peut-être d’ailleurs prendront-elles la forme d’un livre physique, feuilletable, comme l’objet de la nouvelle de Borges ?

Comme le pressentait Borges, la question centrale et fascinante autour de ce livre des livres n’est pas tant la manière dont il pourrait effectivement contenir tous les autres livres (problème d’ailleurs éludé dans la nouvelle) mais comment il pourrait organiser ce contenu potentiellement infini. A quoi ressemblerait les parties, les chapitres et en premier lieu les numéros de pages de ce livre des livres. Derrière l’interrogation théorique et littéraire se cache un véritable enjeu pratique.

J’aime moi-même du réfléchir à cette question en lançant l’an dernier le projet Bookstrapping, dont l’ambition est de pouvoir accueillir les commentaires sur les pages de n’importe quel livre. Il fallait trouver un moyen simple de faire références à la page d’un autre livre, c’est à dire inventer une manière de donner un numéro de page unique à n’importe quel page de n’importe quel livre. Comme s’il n’y avait en fait plus qu’un seul grand livre qui les contiendrait tous…

Les livres publiés sont aujourd’hui identifiés selon une convention internationale par un numéro ISBN. Le couple ISBN et numéro de page indique donc sans amiguité, une page unique d’un livre. Par exemple l’édition folio du « Livre de Sable »  de Borges porte le numéro 978207037618. La page 140 de ce livre (où le vendeur explique l’origine du nom « Livre de Sable » ) pourrait recevoir un numéro de page unique 978207037618-140 qui identifierait parmi toutes les autres pages de tous les autres livres. Seulement voilà, c’est un bien grand nombre.

Nous avons donc réfléchis à la manière de raccourcir cet identifiant. C’est un problème classique en informatique et de multiples stratégies pour recoder un espace large vers un espace plus compact peuvent être envisagées. On peut par exemple déjà encoder le numéro de page dans une « base » de dimension supérieure à 10 en n’utilisant par exemple seulement les chiffres, mais aussi les lettres, majuscules et/ou minuscules, voir d’autres signes particuliers. L’utilisation d’un grand nombre de symboles différents peut cependant poser problème. Le numéro de page devient court, mais potentiellement difficile à lire et à écrire. Nous avons donc choisi le compromis de n’utiliser que des chiffres et des lettres minuscules.

Pour réduire encore la longueur du numéro de page, nous avons développé une approche basée sur une table de correspondance simple dans laquelle les numéros de pages sont « alloués » dans l’ordre de leur utilisation. A partir de l’ISBN et du numéro de page, notre algorithme peut assigner ainsi un identifiant unique, court, facile à reconnaître et à écrire. Nous appelons cet identifiant le hash number (HN) de la page. Inversement nous pouvons évidemment étendre un hash number pour retrouver l’ISBN et le numéro de page correspondant.

Nous avons installé un serveur, book.hn, qui fait ce travail de correspondance.  Par exemple, la page http://book.hn/7sus redirige ainsi directement vers la page correspondant à la page 140 du livre de sable sur le site Bookstrapping. Peux-être un jour imprimerons-nous deux numéros de page sur chaque page d’un livre ? L’un indiquerait sa place dans ce livre particulier, l’autre son identifiant dans le Livre des Livres.

Qu’est ce qui, dans la nouvelle de Borges, rend le livre des livres monstrueux ? Est-ce son contenu virtuellement infini qui aspire la curiosité du narrateur jusqu’à l’en faire perdre le sommeil ? Ou est-ce son absence apparente de logique interne, l’impossibilité de retrouver une page consultée ? Autrement dit, est-ce qu’un livre des livres indexé, étiqueté, documenté cesserait d’être monstrueux ?

Nous le saurons sans doute un jour car le Livre des Livres pourrait devenir d’une manière ou d’une autre une réalité. Nous aurons peut-être un jour la possibilité d’accéder à tous les livres du monde par l’intermédiaire au moyen d’une interface de lecture unique. Il est trop tôt pour dire quel sera le modèle économique de ce metalivre, qui en seront les acteurs principaux, mais de la même manière que la technologie nous amène progressivement à ne considérer qu’un seul grand ordinateur planétaire, il ne devrait y avoir au final qu’un seul livre les contenant tous… un livre en perpétuel expansion, toujours en chantier, sans début ni fin…