Archive for novembre, 2011

Chacun dans sa bulle digitale

novembre 29, 2011

Retour d’une journée d’entretiens à Lyon sur le corps et ses variations. Déjeuner mémorable avec un Michel Serres, pétillant et virtuose, Yves Coppens, beaucoup plus facétieux que je ne l’imaginais, George Vigarello, extraordinaire historien du corps et Patrick Bazin, le nouveau directeur de la BPI plein d’idées pour son institution. Nous avons discuté passionnément du futur du livre et des bibliothèques, de Google, d’une paléontologie des objets techniques, des nouvelles interfaces et du corps qui s’y adapte. Dans le train du retour, j’ai mis au propre ce petit texte sur l’incorporation. Quand nous interagissons avec nos écrans, où sommes-nous ? Incorporés dans un système technique qui ressemble à beaucoup d’autres ? ou dans une bulle fondamentalement différente ?

Voir la video de mon intervention.

Extensions : la tête dans les nuages.

Nous avons fait dans les cinq dernières années une découverte extraordinaire : nous sommes capables de marcher dans la rue tout en interagissant du bout de nos doigts avec notre téléphone portable. Notre inconscient prend en charge toutes les fonctions de navigation et d’évitement d’obstacles qui ont été si longues à acquérir pendant la première année de notre vie, nous permettant ainsi de nous mouvoir dans la complexité de l’espace urbain sans presque jamais quitter l’écran des yeux. Parfois bien-sûr nous rentrons dans un passant, nous trébuchons sur une marche et, à cet instant douloureux, nous redevenons un corps se déplaçant dans l’espace physique urbain. Mais la plupart du temps, nous réussissons ce tour de force d’être à la fois physiquement ici et mentalement ailleurs.

L’interaction avec nos téléphones portables n’est qu’un exemple de notre extraordinaire capacité à nous métamorphoser. Notre peau n’est pas la limite de notre corps. Nous nous baissons intuitivement quand nos portons un chapeau, les femmes adaptent leur marche lorsqu’elles portent des talons hauts. Ceci est également vrai pour des dispositifs plus complexes. Apprendre à conduire une voiture demande de longues heures de pratique. Au début, la voiture est un dispositif en partie imprédictible, une machine aux réactions aléatoires. Puis au fil des heures, la voiture devient une extension de nous-mêmes, comme une seconde peau. Nous avons assimilé sa taille et sa vitesse, le temps qu’il nous faut pour accélérer et freiner. Conduire devient aussi naturel que marcher, une activité inconsciente. Nous pouvons penser à autre chose en le faisant. Certains réussissent même à interagir avec leur téléphone portable en conduisant.

Ce processus général d’incorporationla transformation d’un objet extérieur en une prothèse, est encore mal compris. Nous savons qu’il est lié à notre capacité à parfaitement prédire le comportement de l’objet extérieur. Pour que le marteau devienne une extension de notre main il faut que nous ayons construit un bon modèle de son comportement physique  de manière à pouvoir parfaitement prédire ses réactions. Dès le moment où nous prédisons bien le comportement de nos prothèses, notre attention peut se déplacer ailleurs, sur le clou, par exemple. Quand l’action de planter un clou devient elle-même une routine absolument prédictible, nous pouvons nous concentrer sur le plan général de notre projet, l’action de planter un clou, comme celle de doubler dans le cas de la conduite, devenant alors une étape intégrée ne nécessitant plus toute notre attention. Ce n’est que si un imprévu survient que nous devrons nous désolidariser de notre prothèse, porter à nouveau notre attention sur l’objet lui-même, le considérer de nouveau comme une partie extérieure, et c’est un processus douloureux.

Chaque incorporation correspond à un changement d’espace. Le violoniste apprend d’abord à maîtriser son instrument. Au fil des heures, il l’incorpore et peut être ensuite tout entier concentré sur la mélodie. Puis, au fil des concerts, son attention se porte non plus sur les notes mais sur l’interprétation. Il a de nouveau changé d’espace.

D’autres lieux, régis par d’autres lois. Le jeune enfant venant d’apprendre à marcher quitte l’espace de la maîtrise de son propre corps pour commencer à explorer les lieux qui l’entourent. La maîtrise vocale lui donne accès à la parole. Il sait prononcer les sons, mais il lui faut maintenant les arranger selon les conformations de langue. Puis, plus tard, il lui faudra maîtriser les lois des conversations, un autre espace.

Le stylo s’intègre à notre main quand nous écrivons. Toute notre attention se porte sur l’acte d’écrire. Nous ne pensons ni à notre posture, ni à la page. Nous sommes le texte en train de s’écrire.

Même si nous les incorporons complètement et même si elles deviennent totalement inconscientes, les « interfaces » que nous utilisons pour explorer ces autres espaces influencent de manière importante la nature de nos trajectoires dans les espaces supérieurs. Nietzsche raconte comment utiliser une machine à écrire a profondément changé son écriture jusque là manuscrite. Ses phrases se raccourcissaient, devenaient plus denses.  Aujourd’hui le choix d’un traitement texte particulier, comme celui d’un violon, modèle sans que nous n’en ayons particulièrement conscience notre écriture. Comme le suggère François Bon, nous devrions toujours accorder notre traitement de texte avant de commencer à écrire.

Revenons à nos téléphones portables et réfléchissons à la manière dont nous les manipulons. Comme beaucoup d’autres objets nous utilisons nos doigts et nos yeux. Pour autant ils ne nous offrent pas la richesse sensorimotrice de la plupart des autres objets. Quand nous saisissons un verre nous savons immédiatement à quel point il est plein, si le liquide qu’il contient est chaud ou froid. Nos doigts façonnés par des millions d’années d’évolutions nous communiquent des informations d’une extrême richesse.

Les téléphones portables et maintenant les tablettes nous proposent essentiellement des images protégées par du verre. Certes ces images réagissent à notre toucher, mais notre sens de la vue est absolument nécessaire à l’ensemble des interactions qu’elles proposent. Vous pouvez faire vos lacets sans regarder vos chaussures. Mais vous ne pouvez pas interagir avec votre téléphone ou votre tablette de cette manière.  Cette prédominance du visuel encourage le processus d’immersion, la déconnexion avec le monde physique et social traditionnel. Les téléphones et les tablettes, comme les livres et plus encore que la télévision, sont des interfaces absorbantes.

Absorption : la bulle digitale

Qu’y a-t-il d’aussi fascinant derrière les vitres de ces fenêtres ? Une seule machine, un ordinateur planétaire, une méga-structure technique, un objet-monde comme dirait Michel Serres. Depuis sa création cette machine est porteuse d’une utopie. Grâce à ces fenêtres c’est en apparence toute l’information du monde qui est au bout de nos doigts. La fenêtre nous ouvre à un monde élargi temporellement et spatialement. Nous pourrions non seulement voir tout ce qui ce passe simultanément sur l’ordinateur-monde mais aussi à d’infinies mémoires resurgissant du passé. The « Long Here » and the « Big Now ». Il y a là une extrêmement séduisante promesse.

Notre évolution nous a donné un goût immodéré pour le sucre et le gras, jadis si rare et maintenant si commun. Aujourd’hui nous devons lutter pour apprivoiser cette appétence au risque de devenir obèses. De la même manière, il est possible que nous ayons un appétit naturel pour les informations pertinentes (ce qui est amusant, étonnant, sexuellement intéressant, ce qui se dit sur nous, ce qui nous permet d’apprendre plus, voir le livre de J-L. Dessalles sur cette question). Et nous construisons beaucoup de nos comportements dans le but de rassasier cette curiosité.

Or c’est précisément le modèle commercial qu’exploitent les services les plus importants de l’ordinateur-planétaire : nous proposer des portails d’informations pertinentes de manière à ce que nous découvrions, explorions, produisions au travers d’interfaces de ces services. J’ai discuté ailleurs de cette transition entre une économie de l’attention à une économie de l’expression, dans le contexte du capitalisme linguistique naissant. En nous proposant des interfaces incitant à une intimité linguistique sans précédent, Google peut organiser le marché mondial de la spéculation sur les mots. Comme le disait Andrew Lewis, « Si vous ne payez pas pour quelque chose, vous n’êtes pas le client, vous êtes le produit ». Ici c’est chacune de nos paroles, gestes, comportement qui, explicités par le contact avec l’interface digitale, affine la granularité des espaces commercialement exploitables. Si Google peut réaliser plusieurs dizaines de milliards de chiffre d’affaire simplement en organisant la spéculation linguistique c’est précisément parce que le marché linguistique n’est pas borné à un nombre finis de produits ou d’emplacements, il s’étend au fur et à mesure que la cartographie des mots s’affine et évolue. C’est pourquoi il est si important de capter non pas l’attention, mais l’expression.

Comme l’a bien analysé Eli Pariser dans « The Filter Bubble ». les services de l’ordinateur planétaire sont en compétition les uns avec les autres pour proposer automatiquement les informations qui seront pour nous les plus pertinentes. Or la pertinence est évidemment personnelle, dépendante de nos parcours de vies, de nos goûts esthétiques, de nos tendances politiques, des groupes sociaux au sein desquels nous évoluons.  Le 4 décembre 2009, Google a fait une petite modification à son algorithme de recherche. Il a proposé d’intégrer par défaut dans les critères de sélection une cinquantaine d’éléments dépendant du profil de l’utilisateur. Il peut ainsi me proposer des résultats qui ont plus de chance d’être pertinents (sur lesquels j’ai le plus de chance de cliquer).  Par conséquent, si je ne clique jamais sur certains types d’informations elles apparaîtront moins. Cela veut également dire que vous et moi n’obtiendrons pas les mêmes résultats pour la même recherche.

Imaginez que je cherche une information sur un grand opérateur téléphonique, peut-être obtiendrais-je des informations sur les derniers forfaits pour téléphones portables car dans le passé j’ai souvent cliqué sur ce genre d’information. Mais peut-être que vous obtiendrez des informations sur la vague de suicides dans cette même entreprise car ces questions vous ont intéressées dans le passé. Si j’ai tendance à être de gauche, j’aurais plus de propositions de gauche. Si je m’intéresse au libéralisme, on me proposera plus de libéralisme.

Insensiblement notre point de vue sur le monde quitte l’objectivité initiale de l’algorithme fondateur pour intégrer une subjectivité absolue basée sur une analyse automatique de  nos parcours de vie. Les fenêtres nous donnent accès n’ont pas à un grand univers partagé, mais à des univers parallèles.

Comme pour le capitalisme linguistique, ces dynamiques de personnalisation sont des conséquences logiques des services proposés par la machine monde. C’est précieusement parce qu’il y a trop d’information qu’on nous propose de la filtrer. Il est naturel que les algorithmes rivalisent les uns avec les autres pour nous fournir de l’information toujours plus personnalisée. Ils nous suggèrent quotidiennement le prochain livre à livre, le prochain film à voir, la prochaine musique à écouter, les personnes à suivre sur Twitter et choisissent même pour nous les meilleurs partenaires amoureux. Nous consultons des journaux personnalisés produits automatiquement et reflétant nos intérêts. Bientôt des chaînes de télévisions seront produites sur le même modèle. Partout, les algorithmes choisissent pour nous. De la même manière que Google prolonge nos phrases pour les rendre maximalement exploitable commercialement, il s’agit en parallèle d’anticiper et de régulariser nos propres opinions.

Nous avons déjà fait de Google et de Facebook nos prothèses, comme notre voiture et notre vélo. Nous les conduisons de manière inconsciente, pensant que ce sont des dispositifs techniques comme les autres. Nous ne réalisons pas que nous nous incorporons dans des interfaces qui ne nous appartiennent pas. Elles sont contrôlées par d’autres. Leur géométrie est extrêmement variable,  continuellement optimisée selon des critères définis par des modèles commerciaux qui ont maintenant faits plus que leurs preuves. C’est là la grande différence avec les dispositifs techniques classiques. Quelqu’un d’autre a pris le contrôle de la forme de la voiture.

Le village global malgré ses promesses initiales court le risque de ressembler à un voisinage conformiste. Les images sous le verre ne sont pas nécessairement des fenêtres vers la connaissance universelle, mais plutôt de simples hublots donnant sur notre propre bulle digitale.

Variations sur le corps, corps variables

novembre 23, 2011

Invité par Michel Serres et Yves Coppens, j’interviens samedi à Lyon dans la journée « Variations sur le corps« . Je discuterai de la question du corps et de l’incarnation et de son rapport à la technologie. En particulier, je reviendrai sur une nouvelle conception de l’incarnation qui nous permet de penser un corps à géométrie variable autour des concepts de noyau et d’enveloppes. Paradoxalement, ce sont des expériences en robotique qui ont permis de préciser certaines intuitions anciennes sur ces questions. Je discuterai les implications de cette nouvelle conception en particulier dans un monde où nous sommes continuellement en interaction avec des dispositifs techniques globalisés.

Corps à géométrie variable

Lorsque nous interagissons avec des dispositifs techniques notre corps s’étend, et change de forme. Le bâton, le marteau, le stylo, la fourchette, l’éplucheur, la raquette, l’épée prolongent notre main pour  se trouver, après un peu d’habitude, complètement intégrés à notre corps. Sans y penser, nous nous baissons un peu plus lorsque nous portons un chapeau, changeons notre démarche lorsque nous portons des pantoufles ou des talons aiguilles. Nous sommes la voiture que nous sommes en train de conduire. Il nous aura fallu de longues heures de corps à corps avec cette machine pour nous habituer à son maniement. Au début c’est un corps étranger, hostile et résistant. Mais une fois cet apprentissage réussi, la voiture est comme un second squelette, une seconde peau. Nous avons intégré le volume de sa carrosserie, sa vitesse de freinage et d’accélération. A partir d’un certain point, conduire devient aussi naturel que marcher, une activité inconsciente.

Notre enveloppe corporelle est donc extensible, étirable, changeante. Nous l’étendons au marteau que nous saisissons le temps de planter un clou, puis une fois l’opération terminée l’outil redevient un objet extérieur, à portée de main, mais séparé. Notre schéma corporel n’est pas un modèle de notre corps, c’est un espace à géométrie variable. A chaque instant, nous sommes le point de vélocité maximale, l’extrémité du bâton, la pointe de l’épée, l’icône de la souris. Cette avec cette extrémité active que nous agissons, mais aussi que nous sentons, mesurons, éprouvons. Ce processus d’incorporation, encore mal compris et relativement peu étudié, est fondamental. Vivre c’est se métamorphoser en permanence.

Pierre-Yves Oudeyer et moi-même avons proposé il y a quelques années une approche particulière du processus d’incarnation basé sur les concepts de noyaux et d’enveloppes. La première version de ce modèle a été publié en 2008 dans un article en Français dans La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, intitulé « le corps comme variable expérimentale« . En 2009, nous avons publiés en version étendue de cet article en Anglais dans le journal Control, Measurement, and System Integration, intitulée « Stable kernels and fluid body envelopes« . Dans ces deux articles, nous revenions sur l’évolution des concepts de corps et de processus d’animation dans les 60 dernières années en robotique.

 

Le corps séparé

Les premiers automates du XVIIIe siècle (Vaucanson, Jaquet-Droz, etc) furent sans doute les premiers à introduire une distinction nette entre une mécanique corporelle et un procédé d’animation programmable. L’Écrivain de Pierre et Henri-Louis Jaquet-Droz est équipé de quarante cames qui contrôlent le mouvement de sa plume. Le même corps peut ainsi effectuer différentes séquences selon les positions du système de cames. Progressivement, les dispositifs mécaniques permettant la programmation se multiplient : métiers à tisser, cartes perforées, cylindres de cire. Les procédés d’animation se développent sous la forme de modules toujours plus indépendants du corps mécanique de l’automate

Au milieu du XXe siècle, avec l’arrivée de l’ordinateur numérique, le divorce entre le corps physique et le procédé d’animation est consommé. L’automate, que l’on nomme dorénavant robot, se conçoit comme un corps physique doté de senseurs et d’actuateurs contrôlés par un programme informatique, description abstraite, « informationnelle » de son comportement. Il est alors facile de faire « exécuter » successivement de nombreux programmes différents sur le même corps robotique.

Deux disciplines complémentaires voient le jour. D’un côté, les chercheurs en intelligence artificielle s’attellent à imaginer des algorithmes permettant à la machine de classer, de prédire, de décider. De l’autre, les roboticiens développent de nouveaux senseurs et de nouveaux actionneurs élargissant ainsi le « monde » dans lequel les robots évoluent.

Immanquablement, les deux disciplines divergent. De nombreux chercheurs en intelligence artificielle en particulier ne considèrent plus l’incarnation comme une composante essentielle de leur recherche. Ils préfèrent concentrer leur effort sur la modélisation de comportements cognitifs humains complexes, élaborent des modèles de l’intelligence humaine adaptés au diagnostic médical, à la preuve de théorèmes mathématiques ou aux jeux de société. Ces algorithmes viennent soutenir une vision de l’intelligence humaine comme étant avant tout un système de manipulation de symboles. La psychologie cognitive s’empare de cette hypothèse soutenant que ce type de processus de traitement de l’information rend mieux compte des mécanismes de l’intelligence que ne font les théories comportementalistes très influentes outre-Atlantique. Les hypothèses cognitivistes et computationalistes, stipulant que la pensée est réductible à un ensemble de calculs symboliques, s’imposent. Le corps, quant à lui, est oublié, irrémédiablement séparé des mécanismes de l’intelligence.

Symétriquement, alors qu’un domaine de recherche entier explore l’intelligence sans corps, un autre s’attelle à développer des corps sans intelligence. Les premiers robots industriels sont installés dans des environnements prédictibles, contrôlés à l’extrême. Sur les chaînes de montages, ils exécutent des mouvements calibrés. Dans les ateliers, ils réalisent des manipulations standardisées avec précision. Malheureusement, dès qu’il s’agit de faire évoluer les machines dans des environnements non contraints, non connus à l’avance ou changeants, le comportement des robots semble impossible à programmer.

Entre les années 1950 et la fin des années 1980, le schisme qui sépare les concepteurs de « corps » et les chercheurs en « intelligence » a des conséquences directes sur les performances des machines produites. Les algorithmes d’intelligence artificielle conçus pour manipuler des symboles définis a priori et non ambigus se révèlent fortement inadaptés à la complexité et l’imprévisibilité du monde réel. À titre d’illustration, considérons le problème qui consiste à essayer de faire marcher un robot quadrupède à partir d’un algorithme d’intelligence artificielle classique. Il ne s’agit plus de manipuler des symboles abstraits, mais un corps complexe qui, selon les configurations, peut rapidement se trouver en position de déséquilibre, notamment si, comme pour la plupart des robots, il est constitué de membres rigides dont le programme doit contrôler la position. Le revêtement du sol, les degrés de friction sous les pattes influencent directement les mouvements de la machine. Pour fonctionner, il est nécessaire que le système soit équipé d’un modèle précis du corps du robot et aussi de l’environnement dans lequel il évolue. C’est, dans bien des cas, quasiment impossible. Vu sous cet angle, marcher à quatre pattes peut se révéler être un problème plus difficile que démontrer des théorèmes mathématiques.

Le corps retrouvé

Pour sortir de cette impasse, une nouvelle école de pensée voit alors le jour à la fin des années 1980, autour de chercheurs comme Rodney Brooks, Luc Steels et Rolf Pfeifer. L’intelligence artificielle incarnée (embodied artificial intelligence) rejette l’approche symbolique et désincarnée de l’intelligence artificielle « classique » en postulant qu’il ne peut y avoir d’intelligence sans corps et sans environnement. Rodney Brooks ajoute que le corps et l’environnement ne sont pas modélisables et que la recherche doit donc renoncer à construire des modèles de la réalité extérieure pour se concentrer sur l’interaction directe avec l’environnement : « Le monde est le meilleur modèle de lui-même ».

Ce changement de perspective annonce un renouveau des expériences robotiques et un retour à des méthodes de conception et d’expérimentation qui caractérisaient la robotique d’avant l’ordinateur numérique. Les « tortues » cybernétiques de Grey Walter construites en 1948 sont alors prises comme exemple de ce que doit être une bonne conception intégrant de manière fine la conception de la machine physique aux comportements souhaités. Ces robots entièrement analogiques étaient capables de comportements complexes, sans pour autant utiliser de « représentations » internes. Leur conception tenait compte du fait qu’il s’agissait de machines physiques, soumises à la gravité ou aux frictions, qui produisent leur simulation sensorielle par leur propre mouvement. La nature et la disposition de leur système sensoriel leur permettaient de résoudre des « tâches » complexes comme retrouver leur station de recharge, sans qu’il soit nécessaire pour autant de faire appel à un quelconque « raisonnement ».

Pour tenter de convaincre les cognitivistes qui ne voient en l’intelligence qu’une forme sophistiquée de traitement de l’information, les chercheurs en intelligence artificielle incarnée tentent de définir le type de traitement « computationnel » morphologique (morphological computation) réalisé par le corps lui-même. Pour résoudre un problème comme la marche quadrupède, plutôt que de construire un système de contrôle plus sophistiqué, il est plus efficace de construire un corps doté des dynamiques physiques adaptées. Si l’on remplace les membres rigides et les moteurs puissants du robot par un système équipé de ressorts inspirés de la dichotomie muscle-tendon que l’on retrouve chez les animaux quadrupèdes, il suffit alors d’un système de contrôle simplissime produisant juste un mouvement périodique de chaque patte pour obtenir une marche élégante et adaptée. Une fois posé sur le sol, le robot se stabilise après quelques pas dans un rythme de marche correspondant à ses dynamiques naturelles. La vitesse de marche correspondante n’est pas arbitraire et il est d’ailleurs difficile pour le robot de sortir de ce qui constitue « un bassin d’attraction » de ce système dynamique. Seule une perturbation suffisamment importante peut permettre au robot de quitter ce rythme naturel pour retomber ensuite vers un autre « attracteur » correspondant par exemple à un comportement de « trot ». Ainsi, en rupture avec la division héritée du partage en disciplines de l’après-guerre, l’intelligence artificielle incarnée réaffirme l’importance du corps en illustrant son rôle pour la construction de comportements complexes : conception corporelle et procédés d’animation doivent être envisagés comme formant un tout cohérent.

Le corps comme variable expérimentale

Au début des années 1990, les expériences de la nouvelle intelligence artificielle se concentrent essentiellement sur la modélisation de comportements d’insectes, exemples stratégiquement éloignés des programmes d’intelligence artificielle classique qui jouent aux échecs. Mais, dans les années qui suivent, certains chercheurs tentent d’étendre cette même approche pour construire des robots capables d’apprendre comme le font les jeunes enfants. L’idée n’est pas nouvelle, puisqu’elle était exprimée par Alan Turing dans ce qui a été un des articles fondateurs de l’intelligence artificielle, mais la perspective « sensori-motrice » développée par l’intelligence artificielle incarnée lui donne une dimension inédite. Comment, en effet, une machine pourrait-elle développer par elle-même des compétences sensori-motrices pour interagir avec son environnement ? Par quels mécanismes pourrait-elle s’engager dans une trajectoire développementale ouverte comme celles qui caractérisent le développement de l’enfant ? En quelques mois à peine, un enfant apprend à contrôler son corps, à manipuler des objets, à échanger avec ses proches pour devenir un être autonome capable d’interactions complexes, tant physiques que sociales. De jour en jour, il acquiert des savoir-faire de plus en plus complexes tant sur le plan perceptif que dans ses possibilités d’interaction. Dans quelle mesure une machine pourrait-elle faire la même chose ?

En posant ces questions, les chercheurs en robotique « développementale » ou « épigénétique »  remettent partiellement en cause les bases initiales de l’intelligence artificielle incarnée et introduisent une rupture méthodologique. L’importance du corps est toujours affirmée, puisqu’il s’agit de développer des compétences sensori-motrices intimement liées à une morphologie et un environnement donnés. Mais, tout en gardant une approche holistique, il semble de nouveau nécessaire d’identifier, au sein du système robotique, un processus indépendant de tout corps, de toute niche écologique et de toute tâche particulière. En effet, par définition, un mécanisme qui puisse permettre de pousser à apprendre toujours de nouvelles compétences ne peut être spécifique à certains types de comportements, de milieu ou même de corps. Il doit être général et abstrait, indépendant du corps.

Ainsi, à peine retrouvé, le corps se trouve de nouveau divisé. Mais la séparation n’est plus celle héritée des cartes perforées et de l’ordinateur numérique qui distinguait le matériel du logiciel. Dans ce nouveau dualisme méthodologique, il s’agit de séparer une enveloppe corporelle potentiellement variable correspondant à un espace sensori-moteur donné et un noyau d’entraînement, ensemble de processus généraux et stables capables de contrôler n’importe quelle interface corporelle. En distinguant ainsi un processus d’incarnation général et des espaces corporels particuliers, les développements les plus récents de la robotique épigénétique conduisent à reconsidérer le corps sous un autre angle. Contrairement aux corps physiques stables et lourds, entièrement ancrés dans le réel, les enveloppes corporelles, quant à elles, sont potentiellement des espaces variables et changeants. Contrairement aux programmes d’animation toujours différents de la robotique et de l’automatique, nous considérons maintenant un noyau stable, toujours identique, agissant comme un moteur pour le développement. Ce n’est plus le corps qui reste et les programmes qui changent. C’est exactement l’inverse : le programme reste et le corps change.

Cette vidéo montre un robot qui apprend à marcher à partir d’un noyau d’entraînement générique qui le pousse simplement à explorer son corps. Le même programme peut être associé à un autre « corps » et donner une trajectoire comportementale complètement différente. Il faut en général plus de trois heures pour que l’algorithme découvre plusieurs ensembles de paramètres permettant au robot de marcher en avant, en arrière, latéralement ou de tourner sur lui-même. À aucun moment, le robot n’a comme objectif d’apprendre à marcher. Dans cette expérience le robot découvre d’abord comment marcher en arrière mais ce premier attracteur est le résultat de la structure particulière de son corps. Une jambe plus longue ou un dos plus souple aurait pu le conduire à une trajectoire différente.  Du point de vue méthodologique, nous pouvons par ces approches de faire du corps une variable expérimentale dont on peut étudier les effets toutes choses égales par ailleurs.

Le corps variable

Paradoxalement, la robotique, si souvent associée aux comportements saccadés de corps rigides et fixes, propose aujourd’hui un cadre théorique et expérimental pour étudier l’influence du corps : elle permet de penser le corps comme une variable. Outre son intérêt méthodologique, cette approche ouvre la voie à une nouvelle conception du corps, fluide et en continuelle redéfinition. Penser le corps comme une variable expérimentale nous permet de penser la variabilité du corps.
Plus qu’une technologie des corps animés, la robotique apparaît alors comme science et pratique de l’incarnation. En dégageant le concept de noyau stable et générique, origine de la motricité et de l’exploration, et le concept d’enveloppes corporelles changeantes, elle offre un cadre explicatif nouveau pour reconsidérer les questions du développement, de l’inné et de l’acquis. En effet, qu’est-ce que le développement si ce n’est une séquence d’incarnations successives : non seulement un corps en perpétuel changement, mais aussi des espaces corporels qui se succèdent les uns aux autres ? Chaque nouvelle compétence acquise change l’espace à explorer. La marche en est à nouveau un exemple illustratif. Une fois maîtrisée, elle permet à l’enfant l’accès à un nouvel espace de recherche.

Penser le corps variable, c’est aussi penser une notion de corps étendu capable d’incorporer les objets qui l’entourent sous la forme d’agencements transitoires. Dans cette perspective, outils, instruments de musique et véhicules sont autant d’enveloppes corporelles à explorer, sans différence fondamentale avec leur pendant biologique.

En pensant le corps variable, ne pourrait-on pas considérer le raisonnement symbolique et la pensée abstraite comme autant de formes d’extensions corporelles ? Si, comme le suggèrent Lakoff et Nunez, il y a une correspondance directe entre la manipulation sensori-motrice et les raisonnements mathématiques les plus abstraits, nous pouvons naturellement considérer que même les processus mentaux les plus « intérieurs » peuvent être pertinemment interprétés comme des enveloppes corporelles à explorer. L’usage de la langue elle-même ne pourrait-il pas être interprété comme une incarnation corporelle particulière ? Nous discutons de cette dernière question avec le linguiste Benjamin Bergen dans un article publié dans Infant and Child Developpment intitulé « Computational models in the debate over language learnability« .

Au fur et à mesure que le temps passe,  il devient clair que cette approche particulière du processus d’incarnation permet de penser de manière inédite nos interactions avec les nouvelles interfaces et les relations globales que permettent les technologies numériques et l’ordinateur planétaire. Notre voisinage s’est étendu. Nos incarnations se sont diversifiées. Intéragir dans le micro-monde que propose FaceBook, c’est faire corps avec une interface particulière, comme lorsque nous jouons du Piano, écrivons un texte dans un logiciel, lisons un ebook ou faisons une recherche sur Google. La grande différence c’est que dans ce corps à corps technologique nous sommes en contact avec les représentations produites par d’autres corps. Plus ces boucles interactives se resserrent, plus ces interactions technologiques ressemblent à des danses.

Une véritable science des interfaces passera donc par une compréhension fine de ce nouveau dualisme. Il nous faut bien-sûr explorer les mécanismes neuraux qui supportent peut-être cette articulation entre noyau et enveloppe (nous avons commencé cette cartographie dans un article intitulé In search of the neural circuits of intrinsic motivation publié il y a quelques années dans Frontiers in Neuroscience).  Il nous faut surtout nous débarrasser des vieux paradigmes du corps machine et de l’esprit programme, pour penser la variabilité de notre corps et considérer toute activité immersive, même dans le monde digital, comme une forme d’incarnation.

Les albums pour enfants, avant-garde de l’innovation

novembre 16, 2011

Ce vendredi, je donne un exposé dans le cadre de la conférence L’avenir du Lire, sur la place particulière des albums pour enfants dans le paysage de l’édition. L’occasion de poursuivre des réflexions entamées au début de l’année dernière lors du laboratoire des nouvelles lectures et des les croiser avec celles plus récentes sur la standardisation du livre.

L’édition jeunesse est plus que jamais un laboratoire pour l’innovation

Les albums pour enfants ont toujours été à l’avant-garde. Techniquement d’abord, les concepteurs d’albums et les imprimeurs ont toujours rivalisé d’ingéniosité pour expérimenter de nouveaux formats de livres, pliables, tirables, colissables, en relief, bruités, machinisés… C’est aussi dans ce domaine qu’ils sont les plus audacieux narrativement, explorant sans cesse de nouvelles manières de construire des récits. Autant d’innovations qui trouvent parfois leur place dans les autres secteurs, beaucoup plus traditionnels et conservateurs, de l’édition.

Ce n’est donc pas un hasard, si dans le monde de l’édition digitale, les livres pour enfants sont aujourd’hui ceux qui explorent avec le plus de créativité les possibilités offertes par les nouvelles interfaces de lecture. Nous avons vu depuis quelques mois des « livres » qui réagissent à l’orientation des tablettes, à la manière dont le lecteur les « secouent ». Les personnages de leurs histoires s’animent. Tirettes digitales, effet pop-up et autres possibilités inédites se déclenchent sous la pression des doigts des jeunes lecteurs. Ici encore, les albums pour enfants constituent le laboratoire où s’inventent les nouvelles manière d’interagir avec les publications digitales.

Mais ce n’est pas tout. Alors que beaucoup réfléchissent aux meilleures manières de rendre le livre numérique social (voir mon cours sur les Social Reading Technologies), la littérature pour enfants peut de nouveau nous servir de guide. Dans un monde où la lecture traditionnelle est si souvent associée à une pratique solitaire, les livres pour enfants font figure d’exception. Ils se lisent socialement de multiples manières.  Les parents les lisent à leurs enfants.  Parents et enfants les lisent ensemble (certains éditeurs proposent aujourd’hui des livre adaptés à la lecture à deux voix, l’enfant qui apprend à lire se charge des courts dialogues alors que l’adulte s’occupe des descriptions plus longues).  Les grands frères lisent aux petites sœurs. Les petites soeurs lisent à leurs poupées.  Ainsi, il est fort probable que ce seront les livres digitaux pour enfants qui inaugureront de nouvelles manière de lire ensemble.

Chaque album pour enfant est comme une île.

La puissance d’innovation des albums pour enfants est liée à leur caractère fermé, autonome. Chaque album pour enfant est comme une île, un monde en soi. Déconnectées du continent documentaire, les îles sont des réservoirs d’innovation.

Aujourd’hui la plupart des explorations digitales dans cette partie de l’édition prennent la forme d’applications pour tablettes et smartphones, fermées et innovantes. Les applications offrent un contrôle complet à leur concepteur, la possibilité de créer un monde en soi. Le revers de la médaille est que les applications sont encore très peu standardisées. Les nouveaux contenus peuvent être longs et difficiles à produire, ne fonctionner que sur les machines les plus récentes. Les éditeurs n’ont pas les budgets pour se lancer dans des créations ambitieuses. Comme ce fut le cas avec le CD-rom, ces obstacles  pourraient mettre en péril cette lignée innovante.

L’édition jeunesse résiste à la standardisation du livre.

Il est important de comprendre que la voie explorée par les applications va à l’encontre d’un processus global de standardisation. De la même manière que les cartes sont devenues des machines, les livres tendent à devenir des ressources standards et agrégées, des données dans la grande encyclopédie mondiale. Comme celui des cartes, leur modèle commercial va sans doute changer dans les années qui viennent : nous entrons dans un monde où  l’usage des livres aura peut-être plus de valeur que les livres eux-mêmes.

La guerre économique du livre numérique est comme souvent une guerre de standards. Il s’agit d’imposer et de contrôler à la fois les formats qui permettent de décrire les livres comme des ressources standardisées, mais aussi de prolonger ce processus encyclopédique sur le contenu des livres eux-mêmes de manière à cataloguer les lieux, les personnes et les objets cités comme des nœuds sémantique clairement définis. Il s’agit enfin de pouvoir décrire l’usage des livres eux-mêmes selon des formats standardisés. Propulsé par la numérisation massive (c.a.d l’extraction massive de contenu sous des formes standards), nous entrons dans l’ère des lectures industrielles. Comme ce fut le cas avec la machinisation des cartes, parmi tous les modèles commerciaux de ce nouveau monde, il y a la gratuité d’accès, spectre terrifiant pour bien des éditeurs.

Certains types de livres, fortement régulés, se laissent facilement standardiser. Peux-être certains livres pour enfants prendront-ils cette voie. Mais il est probable que les albums les plus innovants ne trouveront pas leur place dans cette logique de conteneur-contenu. L’édition jeunesse offre donc un des rare bastion de résistance à cette grande vague.

Le dilemme de la standardisation et de l’innovation

Reste donc la voie des applications, fermées, non standards mais qui offrent de véritables possibilités d’innovation. Protégées par leur carapace, les applications permettent véritablement d’explorer  les différentes manières dont le livre peut internaliser ses propres interactions. Nous sommes loin d’avoir fait le tour des livres à géométries variables, des livres qui changent selon le moment et l’endroit où on les lit, des livres qui se lisent a plusieurs de manières inédites, des livres qui apprennent au fur et à mesure qu’ils sont lus et tous les autres possibles qu’offrent les livres algorithmiques. Plus généralement, les applications permettent de designer avec précision le type d’immersion que l’on souhaite offrir à son lecteur, ce que le livre standard a complètement renoncé de proposer.

Aujourd’hui les éditeurs jeunesse sont donc face à un dilemme.

1. Standardiser leur collection et parier sur le volume

2. Concevoir quelques livres-applications très innovants (qui pourraient ouvrir la voie sur un autre futur du livre que celui proposé aujourd’hui par les standards) et parier sur leur succès.

La seconde voie est une ambition pas forcement à la portée financière de tous les éditeurs, surtout des plus modestes. D’une certaine manière le processus de production d’une application n’est pas si éloigné de celui d’un film. Les modèles commerciaux et les risques sont de même nature. Pour se lancer dans la production d’application à succès l’éditeur doit investir et prendre des risques souvent plus importants, en tout cas moins maîtrisés,  que dans le cas du papier. Le monde de l’édition a besoin maintenant de « producteurs » qui misent sur le succès de certains titres comme on investit dans la réussite de certains films. Certains se sont déjà lancé dans l’aventure avec plus ou moins du succès. D’autres préfèrent attendre encore un peu que les premières innovations dans ce domaine se standardisent. Car au final les innovations les plus réussies qui naîtront sur les îles rebelles de l’édition jeunesse, finiront un jour sans doute elles aussi par devenir des standards et trouver leur place sur le grand continent des documents bien formatés. Comme au cinéma.