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Le Livre des Livres

juillet 26, 2010

En week-end chez des amis au Tessin, je suis tombé par hasard en furetant dans leur bibliothèque sur un recueil de nouvelles de Borges que j’avais déjà lu il y a plusieurs années. Son actualité par rapport aux enjeux actuels du livre numérique m’a frappé.

Un homme blond et âgé frappe à la porte du narrateur pour lui vendre des bibles. Le narrateur n’est pas intéressé, des bibles, il en a déjà beaucoup.  Le vendeur ouvre alors sa valise et pose sur la table un grand volume relié en toile. Le narrateur le soupèse, son poids est insolite. Il ouvre une page au hasard et découvre un texte dans une langue inconnue, imprimé en deux colonnes. Les lignes sont serrées, les mots disposés en versets. La page de gauche porte le numéro 40514, en chiffre arabe,. Mais étrangement sur la page de droite est inscrit 999.  Sur la page suivante c’est un numéro à 8 chiffres. On y voit une petite illustration : une ancre dessinée à la plume.

Le vendeur de livre prévient « Regardez-là bien. Vous ne la verrez jamais plus » .

Le narrateur ferme le volume en repérant au mieux la page qu’il vient de consulter et le ré-ouvre aussitôt et effectivement, il est incapable de retrouver la page avec la petite ancre.

Le vendeur explique qu’il a acheté ce volume à un indien qui ne savait pas lire. Son possesseur l’appelait le livre de sable car « ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin ». Lui l’appelle le « Livre des Livres ».

Le narrateur tente d’ouvrir le livre à la première page. Impossible. Il reste toujours des feuilles entre la couverture et son pouce. Impossible non plus d’atteindre la dernière page.

Finalement, le narrateur fasciné décide d’acheter le mystérieux volume. Il le dissimule dans sa bibliothèque mais dès la première nuit il ne trouve pas le sommeil. Vers 3h du matin, il reprend le livre et commence à le feuilleter. De page en page, ils découvrent d’autres textes, d’autres images. Le livre semble effectivement inépuisable.

Le narrateur décide de ne montrer et ni de ne parler de son trésor à personne. La nuit, lorsqu’insomniaque, il n’est pas en train de lire, il rêve du livre. Il en est devenu prisonnier. Il songe à le brûler, mais la combustion d’un livre infini ne risquerait-elle pas d’asphyxier la planète par sa fumée ?

Alors, conscient qu’il doit se séparer de ce livre monstrueux, il choisit un jour d’ « oublier » le livre dans un des rayons de la Bibliothèque nationale. Profitant d’une inattention des employés, il le laisse là sur une étagère au hasard, en s’efforçant de ne pas regarder où précisément il le dépose. Et depuis ce jour, il évite consciencieusement de passer dans cette rue.

Comme bien d’autres nouvelles de Borgès, « Le livre de sable » me trouble par son apparente pre-science. Borges concentre sur quelques pages et avec l’économie de moyen qui caractérise son style, un nœud de questions qui me semblent être au cœur des transformations que connaît aujourd’hui le livre.

Essayons d’y voir plus clair. « Le livre de sable » prolonge le thème que Borgès avait exploré dans la Bibliothèque de Babel, un lieu qui contiendrait tous les livres. La transition de la bibliothèque au livre n’est pas si dérangeante, car finalement les livres sont biens des lieux. Ils organisent physiquement les pages dans l’espace comme la bibliothèque dispose les livres en étagères et rayons. Le livre, comme le bibliothèque, est avant tout un un classeur : il rassemble, regroupe, étiquette, organise. Et  le livre, comme la bibliothèque, propose divers manière de naviguer dans les documents qu’il organise, tables des matières, notes, bibliographies, index

On sait également depuis l’Encyclopédie de Diderot de d’Alembert que le livre, malgré son évidente finitude, peut avoir l’ambition de l’exhaustivité. Le fait que compiler sous forme de texte et d’image le savoir de toutes les sciences et les techniques soit une ambition jamais atteignable, n’empêche pas de perpétuellement la poursuivre. L’Encyclopedie comme projet ou processus se pense comme une quête toujours en cours. Elle n’est jamais finie, toujours à reprendre, en perpétuel chantier. Comme le sable, elle n’a « ni commencement ni fin ».  Un livre qui contiendrait tous les livres n’est finalement pas une idée si extravagante. C’est le projet effectivement entrepris dès le XVIIIe siècle d’un livre toujours en mouvement.

En ce début du XXIe siècle, loin d’être un utopie, plusieurs projets internationaux (Google Books, Gallica, etc.) œuvrent à la construction effective d’un livre qui contiendrait tous les livres ou plus précisément qui serait en permanence en train de les intégrer en son sein. Les interfaces de lecture vers cet immense et unique livre sont pour l’instant bien frustres, limitées à une fenêtre sur un ordinateur, et paradoxalement peu propices à la lecture.  Mais on peut sans crainte affirmer que les manières de lire ce livre des livres font se diversifier et s’enrichir. Peut-être d’ailleurs prendront-elles la forme d’un livre physique, feuilletable, comme l’objet de la nouvelle de Borges ?

Comme le pressentait Borges, la question centrale et fascinante autour de ce livre des livres n’est pas tant la manière dont il pourrait effectivement contenir tous les autres livres (problème d’ailleurs éludé dans la nouvelle) mais comment il pourrait organiser ce contenu potentiellement infini. A quoi ressemblerait les parties, les chapitres et en premier lieu les numéros de pages de ce livre des livres. Derrière l’interrogation théorique et littéraire se cache un véritable enjeu pratique.

J’aime moi-même du réfléchir à cette question en lançant l’an dernier le projet Bookstrapping, dont l’ambition est de pouvoir accueillir les commentaires sur les pages de n’importe quel livre. Il fallait trouver un moyen simple de faire références à la page d’un autre livre, c’est à dire inventer une manière de donner un numéro de page unique à n’importe quel page de n’importe quel livre. Comme s’il n’y avait en fait plus qu’un seul grand livre qui les contiendrait tous…

Les livres publiés sont aujourd’hui identifiés selon une convention internationale par un numéro ISBN. Le couple ISBN et numéro de page indique donc sans amiguité, une page unique d’un livre. Par exemple l’édition folio du « Livre de Sable »  de Borges porte le numéro 978207037618. La page 140 de ce livre (où le vendeur explique l’origine du nom « Livre de Sable » ) pourrait recevoir un numéro de page unique 978207037618-140 qui identifierait parmi toutes les autres pages de tous les autres livres. Seulement voilà, c’est un bien grand nombre.

Nous avons donc réfléchis à la manière de raccourcir cet identifiant. C’est un problème classique en informatique et de multiples stratégies pour recoder un espace large vers un espace plus compact peuvent être envisagées. On peut par exemple déjà encoder le numéro de page dans une « base » de dimension supérieure à 10 en n’utilisant par exemple seulement les chiffres, mais aussi les lettres, majuscules et/ou minuscules, voir d’autres signes particuliers. L’utilisation d’un grand nombre de symboles différents peut cependant poser problème. Le numéro de page devient court, mais potentiellement difficile à lire et à écrire. Nous avons donc choisi le compromis de n’utiliser que des chiffres et des lettres minuscules.

Pour réduire encore la longueur du numéro de page, nous avons développé une approche basée sur une table de correspondance simple dans laquelle les numéros de pages sont « alloués » dans l’ordre de leur utilisation. A partir de l’ISBN et du numéro de page, notre algorithme peut assigner ainsi un identifiant unique, court, facile à reconnaître et à écrire. Nous appelons cet identifiant le hash number (HN) de la page. Inversement nous pouvons évidemment étendre un hash number pour retrouver l’ISBN et le numéro de page correspondant.

Nous avons installé un serveur, book.hn, qui fait ce travail de correspondance.  Par exemple, la page http://book.hn/7sus redirige ainsi directement vers la page correspondant à la page 140 du livre de sable sur le site Bookstrapping. Peux-être un jour imprimerons-nous deux numéros de page sur chaque page d’un livre ? L’un indiquerait sa place dans ce livre particulier, l’autre son identifiant dans le Livre des Livres.

Qu’est ce qui, dans la nouvelle de Borges, rend le livre des livres monstrueux ? Est-ce son contenu virtuellement infini qui aspire la curiosité du narrateur jusqu’à l’en faire perdre le sommeil ? Ou est-ce son absence apparente de logique interne, l’impossibilité de retrouver une page consultée ? Autrement dit, est-ce qu’un livre des livres indexé, étiqueté, documenté cesserait d’être monstrueux ?

Nous le saurons sans doute un jour car le Livre des Livres pourrait devenir d’une manière ou d’une autre une réalité. Nous aurons peut-être un jour la possibilité d’accéder à tous les livres du monde par l’intermédiaire au moyen d’une interface de lecture unique. Il est trop tôt pour dire quel sera le modèle économique de ce metalivre, qui en seront les acteurs principaux, mais de la même manière que la technologie nous amène progressivement à ne considérer qu’un seul grand ordinateur planétaire, il ne devrait y avoir au final qu’un seul livre les contenant tous… un livre en perpétuel expansion, toujours en chantier, sans début ni fin…