Archive for septembre, 2011

Les hommes sont les organes sexuels des machines

septembre 22, 2011

Je lirai quelques passages d’Erewhon lors de la soirée « Cerveau et ordinateur » organisée par Olivier Postel-Vinay au Théâtre de l’Odéon le 27 septembre, l’occasion d’évoquer un auteur de XIXe siècle dont on ne parle pas assez, alors qu’il avait déjà presque tout compris…

Les Français connaissent mal Samuel Butler, romancier, essayiste, philologue et peintre du XIXe siècle. Pourtant ses écrits en général et notamment certaines pages de son roman Erewhon  sont d’une étonnante justesse pour comprendre les évolutions technologiques du monde contemporain. Etrange personnage que ce britannique né en 1835 qui fut à la fois un des premiers à comprendre la pensée de Lamarck et à en débattre avec Charles Darwin, qui devint spécialiste d’Homère et traducteur de l’Iliade et l’Odyssée, mais qui consacra aussi de nombreuses années de sa vie à la peinture et fut exposé de son vivant à la Royal Academy.

Publié à compte d’auteur en 1872, Erewhon – anagramme de Nowhere – adopte la forme un récit romanesque, dans la direct lignée des Voyages de Gulliver, pour proposer une reflexion présciente sur plusieurs grandes question de société comme le droit des animaux et des plantes et surtout le rôle de la technique dans l’évolution humaine. Trois chapitres sont consacrés à la retranscription de passages du Livre des Machines, livre Erewhonien qui donna lieu à une grande revolte conduisant à la destruction de la plupart des machines de ce pays. C’est l’occasion pour Samuel Bulter de reprendre des reflexions qu’il avait commencé à articuler quelques années auparavant dans un article intitulé Darwin among the machines.

Extraits :

« Si toutes les machines étaient anéanties au même instant (…) nous disparaitrons au bout de six semaines.(…) L’homme doit son âme elle-même aux machines; elle est le produit de la machines ; il pense comme il pense, il sent comme il sent, grâce aux changements qu’ont opérés en lui les machines, et leur existence est pour lui une question de vie ou de mort, exactement comme son existence est pour elles une condition sine qua non« 

Presqu’un siècle avant McLuhan, Butler met le doigt sur l’importance cruciale de la technique sur notre perception et cognition. La machine ne nous aide pas à penser et à percevoir, elle transforme radicalement la manière dont nous pensons et percevons le monde.

Un peu plus loin, il s’interroge sur la dynamique qui explique la diffusion et le perfectionnement constant des machines à travers les âges.

« Les machines, étant par elles-mêmes incapable de lutter, ont pris l’homme pour se battre à leur place : tant qu’il fait bien son devoir, il ne risque rien (…) mais dès qu’il cesse de se sacrifier complètement au progrès des machines, (…), il est laissé en arrière dans la course de la concurrence industrielle »

« Combien d’hommes actuellement vivent dans un état d’esclavage à l’égard des machines ? Combien passent toute leur vie, du berceau à la tombe, à les soigner nuit et jour ? »

Butler analyse non seulement la relation symbiotique qui unit l’homme à l’environnement technique qu’il a construit, il replace son évolution dans le cadre plus large d’une théorie évolutionnaire de la technique. Il est avec Pitt-Rivers un des rares intellectuels du XIXe à avoir anticipé l’idée que ce que les processus que Darwin et Lamarck avaient décrits pour les êtres vivants pouvaient sous certaines conditions être transposables pour comprendre l’évolution des objets techniques. Butler est ici clairement un précurseur de Simondon.

Les machines se reproduisent et évoluent selon des lignées. Le fait que l’homme joue un rôle dans ce processus ne contredit pas ce constat. L’homme joue de ce point de vue le même rôle que les insectes pour les plantes.

« Y a-t-il quelqu’un qui puisse prétendre que le trèfle rouge n’a pas de système de reproduction parce que le bourdon (et le bourdon seul) doit servir d’entremetteur pour qu’il puisse se reproduire ? Personne. »

Dans un chapitre de Pour Comprendre les Médias, McLuhan arrivera au même constat qu’il résume par une formule lapidaire :

« L’homme devient, pourrait-on dire, l’organe sexuel de la machine, comme l’abeille du monde végétal, lui permettant de se féconder et de prendre sans cesse de nouvelles formes »

Alors qu’il vivait dans le monde de la machine à vapeur, Butler anticipe déjà dans Erewhon, l’irrémédiable extension du domaine de la technique jusqu’à devenir cet enveloppe globale concrétisée par l’ordinateur planétaire, machine unique auquel nous sommes maintenant perpétuellement connecté. Pour autant, 150 ans après Erewhon, nous sommes encore loin de disposer d’une compréhension fine des processus évolutifs qui gouvernent les transformations techniques. Ce sera peut-être un des grands chantiers du XXIe siècle.

Au plaisir de continuer cette discussion au Théâtre de l’Odéon, mardi.

Google et le capitalisme linguistique

septembre 7, 2011

Extension du domaine de la lutte. Le vrai et le seul modèle commercial qui fait vivre Google est la spéculation sur les mots. C’est avant tout un algorithme d’enchérissement sur les mots qui a rendu Google riche. Nous pouvons sous cette lumière reinterpréter tous les outils de complétion/correction automatique qui petit à petit tendent à accroître leur contrôle sur la langue elle-même. Ces nouvelles prothèses linguistiques ramènent la langue dans le domaine où elle est le mieux exploitable commercialement. Bienvenue dans le régime du capitalisme linguistique. 

Les enchères sur les mots génèrent des millards

Comme l’expliquait David Rowan dans Wired en aout 2009, l’algorithme d’enchère au cœur du modèle économique de Google fonctionne en 4 étapes.

1. Enchère sur un mot clé. Une entreprise choisit un mot clé (ex: « remboursement de dette ») et fait une proposition de prix. Pour aider les acheteur de mots, Google propose une estimation du montant de l’enchère a proposer pour avoir de bonnes chances d’être dans la première page des résultats proposés. Les acheteurs de mots peuvent aussi cibler leur publicité à des dates ou des lieux spécifiques. Mais attention comme nous allons le voir, le fait d’avoir l’enchère la plus haute de garanti pas que vous serez le premier sur la page.

2. Calcul du score de qualité de la publicité. Google donne un score  de la publicité elle-même sur une échelle de un à dix. Ce score dépend essentiellement de la pertinence du texte de la publicité par rapport à la requête de l’utilisateur, de la qualité de la page vers laquelle la publicité pointe (qualité de son contenu et rapidité de chargement) et du niveau de clics moyen de la publicité (ou d’une publicité ressemblante si cette publicité est nouvelle). En gros, ce score mesure à quel point la publicité fonctionne. L’algorithme exact qui produit ce score de qualité de la publicité, un composant essentiel au calcul du prix final, est secret. Google explique de cette partie de l’algorithme permet de protéger les utilisateurs d’une multiplication de publicités non pertinentes qui pourraient à termes tuer le média lui-même. Plusieurs procès ont néanmoins eu lieu attaquant Google d’abuser de sa position de quasi-monopole dans ce domaine.

3. Calcul du rang. L’ordre dans lequel les publicités apparaissent est ensuite déterminé par une formule relativement simple. Rang = Enchère * Score. Une publicité ayant un bon score de qualité peut ainsi compenser une enchère plus faible et arriver devant.

4. Prix Nouvelle subtilité. Le prix que paît l’entreprise 1 qui a déposé la publicité n’est pas le prix de l’enchère mais le prix de l’enchère 2 juste en dessous de sa propre enchère modulé par la qualité relative entre cette deuxième enchère et celle de l’entreprise. Tout tient dans la formule : P1 = B2 * (Q2 / Q1) où P1 est le prix payé par l’entreprise, B2 est l’enchère la plus haute en dessous de l’enchère de l’entreprise 1, Q1 la qualité de l’enchère 1, Q2 la qualité de l’enchère 2.

Ce jeu d’enchères a lieu à chaque recherche d’un utilisateur.  Sans doute des millions de fois par seconde. Cet algorithme génère des dizaines de milliards de revenu par an. 

Le marché linguistique que Google a créé est déjà global. A ce titre, la bourse des mots qui lui est associé donne une indication relativement juste des grands mouvements sémantiques mondiaux. Comme le souligne Steven Levy dans un autre article de Wired en mai 2009, les fluctuations du marché sont marqués par les changements de saisons (les mots ski et vêtements de montagne ont plus de valeur en hiver, l’été c’est « bikini » et « crème solaire » qui valent cher). Dans le même ordre d’idée, les flux et les reflux de la valeur du mot « or » témoigne de la santé financière de la planète. Google capte les mouvements réguliers de la langue et les exploite commercialement, comme d’autres spécule sur la valeur des matières premières.

Le capitalisme linguistique pousse à la régularisation de la langue

Google a donc réussi a étendre le domaine du capitalisme à la langue elle-même, à faire des mots une marchandise, à fonder un modèle commercial incroyablement profitable sur la spéculation linguistique. L’ensemble des autres projets et innovations technologiques que cette entreprise entreprend doivent être analysés sous ce prisme. Que craignent les acteurs du capitalisme linguistique ? Que la langue leur échappe, qu’elle se brise, se « dysorthographie », qu’elle devienne imprédictible … Quand Google corrige un mot que vous avez mal tapé, il ne fait pas que vous rendre service, il transforme un matériau sans valeur  (un mot mal orthographié) en une ressource économique viable (un mot bien orthographié qui lui rapporte directement de l’argent). Quand Google prolonge une phrase que vous avez commencé à taper, il ne fait pas que vous faire gagner du temps, il vous ramène dans le domaine de la langue qu’il exploite, vous invite à ne pas sortir du chemin statistique tracés par les autres internautes. Les technologies du capitalisme linguistique poussent donc naturellement à la régularisation de la langue. Plus nous ferons appel aux prothèses linguistique que l’entreprise propose laissant les algorithmes corriger et prolonger nos propos, plus cette régularisation sera efficace.

Pas de théorie du complot. Google n’entend pas modifier la langue à dessein. La régularisation que nous évoquons ici est simplement un effet direct de la logique de son modèle commercial. Toutes les technologies intellectuelles ont eu des effets linguistiques collatéraux. La différence est que la langue est pour Google son cœur de métier et que son travail de médiation est déjà globalisé. Si Google finit par être supplanté par un compétiteur actif sur le même modèle, l’effet linguistique global sera sans doute le même. Nous entrons globalement dans le régime du capitalisme linguistique, pour le meilleur et pour le pire.

Interrogeons-nous pour finir sur la manière d’interpréter les avancées de Google dans le monde de l’édition dans cette perspective. Dans le nouveau régime du capitalisme linguistique, ne sera-t-il pas plus avantageux pour un éditeur de proposer ses livres gratuitement en échange d’une part des revenus publicitaires que Google pourra générer avec le contenu de son fond. Dans cette perspective, la potentiel commercial d’un auteur se mesurera essentiellement au regard des effets de spéculations linguistiques qui seront associés aux contenus qu’il propose. Nul doute que cela aura des effets assez immédiats sur son style d’écriture…