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Comment caracteriser notre relation au livre numérique ?

octobre 14, 2010

Les lectures du billet de James Bridle, puis de celui d’Hubert Guillaud m’ont donné envie d’explorer à mon tour cette relation étrange qui nous lie au livre.  Sommes nous attaché à l’objet physique ou à l’objet textuel et graphique ? Pourrait-on tisser les même lien avec un objet électronique ?

Comme le fait James Bridle, nous pouvons de manière assez consensuelle distinguer trois phases dans notre relation avec un livre imprimé.

Phase 1 : Avant la lecture. Le livre comme promesse

Nous entendons parler du livre par un ami, à la radio, lisons une critique dans un journal, une référence dans un article. Notre curiosité est éveillée. Ce livre devient une promesse. Promesse d’apprentissage, de divertissement, d’immersion, de détente. Parfois nous hésitons encore. Nous laissons le temps éprouver notre désir. Voulons-nous vraiment lire ce livre, nous en avons déjà tellement… Nous retournons en libraire le feuilleter, lisons plus sur le web à son sujet, interrogeons d’autres amis susceptibles de l’avoir lu. Puis un jour nous faisons le pas, nous l’achetons dans une boutique, le commandons sur Internet, l’empruntons à un ami ou en bibliothèque. Commence alors la phase 2 de notre relation avec lui.

Phase 2 : Pendant la lecture. Le livre comme océan portatif.

Le livre est à portée de main, prêt à la lecture. Nous pouvons nous y plonger quand bon nous semble. Il va nous accompagner quelques temps. Lire c’est s’immerger, plonger dans le propos de l’auteur. Mais cette immersion n’est jamais totale. Nous relevons très régulièrement la tête pour respirer à la surface, laisser notre esprit faire des associations libres, assimiler ce qu’il est en train de découvrir, tisser à partir du texte lu un réseau ouvert de connections (Lire/Lier, les 2 temps du lecteur). Pour tenter de saisir les associations fugitives auquel le texte a donné naissance, nous cornons parfois la page de mille et une manière, soulignons une phrase, mettons un signe en marge du texte, une note plus longue dans les espaces laissés vierges par la mise en page.

Pendant toute cette période le livre est comme un océan portatif. Nous pouvons nous y plonger à notre guise dans le train, à l’arret de bus, à la pause de déjeuner, le soir au lit. Il suffit de l’ouvrir pour être ailleurs. Les notes que nous ramenons de ces voyages immobiles s’attachent au livre lui-même. Nous les retrouverons dans la troisième phase de notre relation avec lui.

Phase 3 : Après la lecture. Le livre comme souvenir

Le livre fait désormais en quelques sortes parti de nous. Il a laissé sa trace dans nos esprits, tissé une toile de liens nouveaux. Mais, comme le reste de notre mémoire,  il n’est pas entièrement dans notre tête. Nous ne saurions nous passer tout à fait de lui. L’objet livre lui-même semble rester notre support mnémotechnique essentiel. C’est vers lui que nous reviendrons.

Lorsque nous ouvrons à nouveau le livre, les notes, les marques et les commentaires nous aident à réactiver les associations d’idées que la lecture du livre avait en son temps suscitées. Le flux de s s’appuie sur ces marques tangibles pour retrouver son chemin. Évidemment, le temps a fait son œuvre et nous ne sommes plus les plus mêmes. Ce ne sont jamais exactement les mêmes idées qui nous reviennent. Mais le pouvoir évocateur de l’objet-livre reste entier.

Inventer notre relation au livre numérique

Que reste-t-il de cette relation au livre lorsque celui cesse d’être un objet physique pour devenir simplement une « ressource » sur une tablette ou un ordinateur ? Quel type de relation nouvelle sommes nous susceptible de nouer ?

Dans la « métamorphose des objets » je développe l’idée que les traces et les marques que nous déposons au contact des objets numériques constitue un patrimoine autobiographique de valeur.  Ce patrimoine est  potentiellement dissocié de l’objet-interface qui lui donne naissance. Nous pouvons le stocker ailleurs, le représenter autrement, et même potentiellement l’exploiter commercialement. Il ne fait pas de doute que ces données doivent nous appartenir.

C’est il me semble également le point de vue défendu par James Bridle lorsqu’il propose en lançant l’initiative openbookmarks de réfléchir à des formats de stockage des données de lecture qui resteraient exploitable par les lecteurs eux-mêmes et non la propriété implicite des plateformes de distribution. Mettre en place un tel format n’est pas une tâche insurmontable.

Reste à savoir ce que cet « aura » numérique pourrait contenir, comment elle pourrait rendre au mieux compte de notre expérience temporelle avec une œuvre.

Commençons par le plus simple : documenter notre relation au livre pendant que nous le lisons. Les objet-interface n’ont guère de difficulté à garder trace de ce qui leur arrive. Il n’est pas difficile de créer une interface capable de capturer les traces de la lecture, de consigner les commentaires, permettre leur exportation. Encore faut-il évidemment le faire d’une manière agréable, qui s’intègre de façon fluide dans nos pratiques de lecture. Un peu de patience, nous y arriverons.

De ces traces et de ces marques nous pourrons produire des représentations nouvelles, synthétiques, capables de rendre compte de la manière dont nous lisons un livre, peut-être un peu comme lectographe que décrivait récemment Christian Fauré. Elles seront d’abord intéressantes pour nous, initiant une pratique réflexive nouvelle sur notre propre manière de lire. Elles pourront évidemment, si nous le souhaitons, être partagées, comparées et permettre de rendre visible des motifs plus globaux. Pour que nous puissions tirer bénéfices de ces nouveaux outils de représentation et qu’ils ne soient pas utilisés à notre insu, nous devons garder un contrôle sur ces métadonnées, pouvoir à tout moment les rapatrier dans un espace privé de stockage, indiquer de manière précise qui peut les voir et les exploiter.

Revenons maintenant sur la phase I (le livre comme promesse) de notre relation au livre papier et sur la manière dont il s’adapte à l’objet numérique. Au fur et à mesure que nous utilisons des outils numériques pour nous informer et communiquer les uns avec les autres, les chemins sérendipitiques qui nous conduisent à décider de lire un livre peuvent être eux même documentés. Par une exploration rétroactive, nous pourrions reconstituer ces routes et ces rencontres et produire des représentations qui « en creux » rendent compte de nos espérances, de nos attentes, de nos hésitations.

Avançons à la phase 3 (le livre comme souvenir) et nous voyons qu’à nouveau, notre usage numérique quotidien du livre comme ressource facilement consultable et optimalement citable se prête naturellement à la documentation. De la même manière que l’on développe aujourd’hui les premières métriques pour caractériser l’influence d’une personne au sein des réseaux sociaux auxquelles elle participe, il est probable que l’influence de la lecture d’un livre particulier dans nos propres pratiques deviendra un jour en partie quantifiable.

Ainsi, paradoxalement, en se détachant de leur support matériel (notes sur des pages physiques), les modes de représentation de l’aura du livre sont susceptibles de gagner en richesse, en diversité, en potentiel d’évocation et en pertinence à la fois personnelle et collective.

Comparer comme je le fais ici les modalités concrètes de notre relation au livre imprimé avec celles qui pourraient caractériser notre relation au livre numérique ne doit pas nous faire perdre de vue une vérité essentielle : représenter une pratique c’est la changer. Dès le moment où notre relation  avec le livre numérique passera de l’implicite vers l’explicite, elle se modifiera. Nos chemins de découverte seront influencés par leurs représentations, nos pratiques de lecture par les effets collatéraux qu’elles pourraient générer, notre manière d’intégrer les livres lus à nos réflexions futures par les outils que nous aurons à notre disposition pour gérer notre patrimoine biographique. Notre relation au livre se métamorphosera au fur et à mesure que nous développerons des outils pour mieux la comprendre.