Archive for novembre, 2014

La seconde renaissance d’OZWE

novembre 16, 2014

OZWE, l’entreprise que j’ai co-fondée en 2008 avec Martino d’Esposito, prend depuis quelques mois un nouveau départ. Devenue OZWE Games, elle a fait ce week-end la « une » de bilan.ch, en tant que première entreprise du monde à produire un jeu multiplayer pour le casque de réalité  virtuelle Samsung Gear VR. Quelques mois plus tôt, nous avions annoncé que nous travaillons avec les équipes d’Oculus Rift sur un nouveau système de contrôle pour les casques immersifs.  Laurent Bolli et moi-même avions accompagné Stéphane Intissar, le nouveau CEO d’OZWE Games, pour présenter cette innovation et un nouveau jeu à l’évènement Samsung Unpack à Berlin.  Ce fut l’occasion de discuter directement avec un de mes « héros personnel » John Carmack sur le futur de ce nouveau domaine en plein bouleversement. Ce billet propose un retour sur une aventure entrepreneuriale avec rebondissements.

2006-2010 : Le premier ordinateur robotique entièrement contrôlé par les gestes, du MoMA à la production en série.

J’ai créé OZWE en 2008 avec le designer industriel Martino d’Esposito autour d’une idée simple: inventer un ordinateur que serait entièrement contrôlable à distance par des gestes. Pas de souris, pas de clavier. Nous avions commencé à travailler sur cette idée en 2006 a une époque où ce type d’idée était relativement peu commune. La Kinect n’existait pas. Il y avait juste quelques équipes dans des laboratoires qui expérimentaient avec des nouvelles technologies pour percevoir l’environnement en 3d. Tout restait à inventer.

Le QB1 était un écran avec un cou articulé, doté d’une caméra 3d dont nous avions inventé le principe avec l’ingénieur de l’EPFL, Jonathan Besuchet. La machine était capable de suivre l’utilisateur du “regard” est de l’entourer d’un halo d’interactivité. Programmé pour rester en face de l’utilisateur, le QB1 amenait l’interactivité là où l’utilisateur se trouvait. Plus besoin de s’adapter à la machine, la machine s’adaptait à nous. Il devenait possible d’interagir en étant debout ou assis, en marchant et en continuant à discuter avec des amis. L’informatique à portée de main.

Le principe de cette machine avait séduit Paola Antonelli, conservatrice du département design et architecture du musée d’art moderne de New York ( le MoMA ). Elle nous avait invité, Martino et moi,  à venir exposer le prototype de notre machine dans le musée à l’occasion de l’exposition Design and the Elastic Mind.

Cette exposition au MoMA a été décisive pour la suite du projet. Nous étions dans un musée d’art, pas dans une exposition scientifique. Il n’y avait aucun texte didactique pour expliquer comment la machine fonctionnait. Les visiteurs, plusieurs milliers par jour, allaient devoir le découvrir seuls. Nous avons profité de cette unique occasion pour étudier attentivement la manière dont ces rencontres inédites avaient lieu. De retour à Lausanne, nous avions pris deux décisions: créer une société dont le but serait d’amener sur le marché ce nouveau type d’ordinateurs et repenser entièrement l’interface gestuelle que nous avions mise en place, pour la rendre plus intime.

Les premières versions du QB1 furent achetées par Logitech et Samsung. Mais nous avions du mal à transformer notre petite start-up en une entreprise capable de produire et distribuer les QB1 en série. La machine était perçue comme extrêmement futuriste. Elle attirait l’attention, mais pas les ventes.

En parallèle, j’approfondissais le concept de “Real Scale Media”, d’une certaine manière l’inverse des médias immersifs, un principe que j’ai exposé dans un TED talk en 2010. QB1 dont je faisais la démonstration sur scène était un premier exemple sur ce qui pourrait être un domaine médiatique beaucoup plus large.

La grande innovation de QB1 consistait finalement en un changement de référentiel. En physique, tout mouvement doit être interprété par rapport à un référentiel: la Terre autour du Soleil, la Lune autour de la Terre, la pomme qui tombe de l’arbre vers le sol. Avec QB1 et contrairement aux interfaces classiques, l’interaction n’a plus lieu dans le référentiel de l’écran, mais dans le nôtre. Chacun de mes gestes était interprété par rapport à ma propre position corporelle. Par un geste ample de la main droite je passais à la chanson ou photo suivante, par le geste symétrique de la main gauche je revenais à mon choix précédent. En écartant les mains je zoomais sur l’image, en les rapprochant je prends du recul. Que je sois loin ou près, le même geste aura le même effet, car de mon point de vue, dans mon référentiel, il est le même.

2009-2013 : De QB1 aux livres-machines, la première renaissance d’OZWE

Alors que ces principes d’interaction se mettaient progressivement en place, je commençais à travailler avec Laurent Bolli et Cristiana Bolli, fondateurs de BBStudio pour créer l’univers graphique du QB1. QB1 était par bien des aspects une machine paradoxale. Son enveloppe textile cachait des composants d’une haute technicité. Son design était géométrique et froid, mais on interagissait avec elle par des gestes animés et fluides. Les interfaces et interactions graphiques avec ce qu’il y aurait sur l’écran de la machine étaient tout aussi important que la forme de l’objet lui-même.

Mais OZWE commençait à être en difficulté par l’effort de recherche et développement que représentait l’invention de logiciels pour QB1. Les dépenses n’étaient pas compensées par les ventes de machines. A ce rythme, l’entreprise allait faire faillite. C’était dommage, car nous étions une équipe d’ingénieurs motivés, plein de bonnes idées, mais sans moyen pour les réaliser.

Et puis …  l’iPad est arrivé. Laurent et Cris étaient des spécialistes de la communication et de la publication. BBStudio travaillait déjà avec les plus grandes marques suisses. J’ai alors décidé de transformer profondément OZWE pour créer en partenariat avec Laurent et Cristiana une joint venture, Bookapp.com, dont l’objectif serait de devenir un des leaders de l’adaptation de publication papier sur support numérique. Nous avons pris contact avec des éditeurs et très vite développé un savoir-faire et des technologies qui nous permis d’être leader sur ce marché en Suisse et partiellement en France.

En 2011 la transition était achevée et la joint venture se développait à grande vitesse. Bookapp comptait une vingtaine d’employés. Je tentais d’expliquer cette transition à la presse (voir http://www.bilan.ch/articles/techno/le-roboticien-qui-veut-transformer-le-livre-en-machine) . Pour moi le passage de la robotique d’intérieur au livre électronique n’était pas si incongru. C’est dans ce contexte et par analogie avec mes travaux précédents que je commençais à développer le concept de livre-machine. Cette réflexion et un certain nombre de collaborations que nous avions développées avec des institutions culturelles (Bibliothèque Nationale de France, Fondation Cartier, Fondation Bodmer, etc.) seront aussi à la base de certaines recherches que je continuerai ensuite dans le cadre du Digital Humanities Lab à l’EPFL.

2013- …  : Immersion dans le virtuel, la seconde renaissance d’OZWE

C’est dans ce contexte que Stéphane Intissar a rejoint l’équipe. Ce spécialiste de jeux vidéo a commencé à travailler sur les projets de Bookapp.com qui comportaient des univers immersifs et de la 3d (livre pour enfants, visites virtuelles de musée), notamment dans le cadre du partenariat que nous avions avec l’éditeur Tom Books. Mais le week-end, Intissar travaille sur d’autres projets. Il essaie toutes les interfaces les plus innovantes, rentre en contact avec les premiers développeurs sur ces machines. Petit à petit, les jeux qu’il développe en indépendant attirent l’attention de nouveaux acteurs du marché, dont Oculus Rift.

Nous discutons souvent de l’opportunité d’entrer ou non dans ces nouveaux marchés. Nommé professeur à l’EPFL, je ne peux plus diriger OZWE au jour le jour. Laurent assure l’interim, mais il devient clair qu’il faut donner à l’entreprise un nouveau départ, peut-être plus proche de sa trajectoire d’origine. Nous decidons alors de dissoudre la jointe venture (les projets Bookapp deviennent des projets BBstudio.com) et de transformer OZWE en OZWE games, un studio de jeu spécialisé dans l’interaction immersive. Stéphane devient CEO et est rejoint par une nouvelle équipe (dont Jonathan Besuchet qui avait travaillé avec moi sur le QB1). Il dirige avec passion et énergie cette seconde renaissance d’OZWE. La suite de l’histoire est partiellement chroniquée dans la presse ces jours-ci. Depuis quelques mois, OZWE Games travaille en interaction constante avec Oculus Rift et Samsung (un de premier client du QB1). Stéphane est à la base d’une invention en terme de gameplay, qui donne à l’entreprise une longueur d’avance sur presque tous ses concurrents potentiels. Travaillant avec BB studio pour le développement des interfaces graphiques, son titre phare, Anshar’s Wars, est un des jeux ayant reçus les critiques les plus positives depuis ses premières démonstrations (vrfocus). D’autres titres sont en préparation. L’essentiel de l’histoire est encore à écrire.

Alors qu’OZWE Games prend aujourd’hui son envol et tente d’écrire un nouveau chapitre de cette aventure entrepreneuriale de presque 10 ans, je ne peux m’empêcher de penser de voir dans cette histoire à rebondissement une certaine logique. Nous cherchons à comprendre le futur de l’immersion et au fil des succès et des échecs nous apprenons petit à petit à mieux faire cohabiter des univers parallèles avec notre quotidien. Être ici et être ailleurs.

Kaplan, Frédéric. 2012. “L’ordinateur Du XXIe Siècle Sera Un Robot.” In Et l’Homme Créa Le Robot, 58–65. Musée des arts et metiers.

Kaplan, Frédéric. 2012. “How Books Will Become Machines.” In Lire Demain. Des Manuscrits Antiques à L’ère Digitale., edited by Claire Clivaz, Jérome Meizos, François Vallotton, and Joseph Verheyden, 25–41. PPUR.

L’Anglais comme langue pivot ou l’impérialisme linguistique caché de Google Translate

novembre 15, 2014
Depuis quelques mois, j’explore avec Dana Kianfar, un des nouveaux doctorants du DHLAB financé par le Fond National suisse, la logique interne de Google Translate. Nous tentons d’en anticiper les effets culturels dans le cadre du capitalisme linguistique et des nouveaux effets de médiations algorithmiques.

Demandez à Google Translate de traduire cette “Cette fille est jolie.” en italien et vous obtiendrez une proposition étrange : “Questa ragazza è abbastanza.”, littéralement cette fille est “moyenne”. La beauté a été “lost in translation”. Comment un des traducteurs automatiques aujourd’hui les plus performants, capable d’utiliser un capital linguistique unique au monde, des milliards de phrases, peut-il faire une erreur aussi grossière ? La réponse est simple, il pivote par l’anglais. Jolie se traduit par “pretty” et “pretty” par “abbastanza”.

google translate

Une fois compris ce principe, il devient dès lors aisé de produire des phrases traductions extrêmement étranges. L’expression idiomatique “Il peut des cordes” se transforme en une expression très poétique “Piove cani and gatti”. Cette traduction directe de “It rains cats and dogs” est absolument incompréhensible pour un italien.

Il est normal que Google Translate procède de cette façon. Pour produire un traducteur automatique, il est nécessaire de disposer de grand corpus de textes identiques traduits d’une langue à l’autre. Google étant une entreprise américaine, son outil s’est construit sur des paires associant presque toujours l’anglais comme langue pivot. Pour aller du Français vers l’Italien, il faut ainsi, “par construction”, passer par une traduction anglaise intermédiaire.

Le biais culturel d’un tel procédé est évidemment important. Le Français et l’Italien sont des langues relativement proches. En comparaison, l’anglais est une langue particulière, compacte, idiomatique. Projeter vers l’espace anglophone puis reprojeter vers une langue cible induit des effets linguistiques et culturels qu’il faut étudier.

En effet, comme nous l’avons discuté ailleurs (Kaplan 2014), les textes produits algorithmiquement par des traducteurs automatiques ne sont pas nécessairement identifiés comme tels. Ils se présentent au contraire souvent comme des ressources primaires, naturelles et éventuellement prises comme modèle par un certain nombre de lecteurs. “Piove cani e gatti” peut sembler une expression admissible pour un lecteur dont l’italien n’est pas la langue maternelle et a fortiori pour des algorithmes qui étudient la structure de la langue dans le but produire artificiellement de nouveaux textes. Les modèles ainsi induits peuvent dans un second temps être utilisés par des services de médiation textuelle qui proposent par exemple d’autocompléter une phrase que vous êtes en train de taper. Il n’est pas un impensable que, dans quelque temps, un italien commençant une phrase par “Piove …” se voit proposer la continuation “Piove cani e gatti”, une expression qui sans doute n’a jamais été prononcée ou écrite dans toute l’histoire de la langue italienne. Le pivot linguistique vers l’anglais participe à un phénomène de créolisation inédit.

L’impérialisme linguistique de l’anglais a donc des effets beaucoup plus subtils que ne le laisseraient penser les approches qui n’étudient que la “guerre des langues”. Le fait de pivoter par une langue conduit à introduire dans les autres langues des logiques linguistiques propres et donc insensiblement des modes de pensée spécifiques. Il semble crucial d’inventer de nouveaux outils pour détecter et documenter ces nouvelles évolutions linguistiques.

Notons pour conclure que si l’anglais joue un rôle pivot pour les langues “européennes”, d’autres langues ont sans doute le même effet localement pour d’autres bassins linguistiques (Le Hindi par exemple). À l’échelle mondiale, c’est un réseau de chaines de traduction qui est en train de se mettre en place et qui impose parfois pour traduire une expression d’une langue à une autre de pivoter par une série de langues intermédiaires. Quand nous voyons les effets linguistiques d’un de ces pivots, imaginer des séquences de ces transformations linguistiques laisse songeur.

Kaplan, Frederic. 2014. “Linguistic Capitalism and Algorithmic Mediation.” Representations 127 (1): 57–63. doi:10.1525/rep.2014.127.1.57.