Archive for mars, 2013

Venise et Troie : même combat

mars 18, 2013

Le 27 avril prochain s’ouvrira à la Fondation Bodmer l’exposition « Le lecteur à l’oeuvre » dont je suis avec Michel Jeanneret et Radu Suciu un des commissaires. Cette exposition illustre sur une collection d’exemples précis comment les textes se transforment au fur et à mesure qu’ils sont édités, annotés, illustrés, traduits, manipulés. Nous présenterons à cette occasion deux manuscrits dans des « vitrines à réalité augmentée » développées par mon laboratoire à l’EPFL en partenariat avec la société Kenzan. Elles permettent de déployer des explications autour d’objets réels, sans passer par l’intermédiaire d’un écran. 

Le premier de ces manuscrits a été produit Venise dans la seconde moitié du XIVe siècle. Il relate une histoire compilée par Guido delle Colonne (Guido de Columnis), un juriste sicilien, à partir de sources françaises. Nous voulons faire comprendre aux visiteurs que le manuscrit qu’ils ont devant les yeux traite d’un thème antique qu’ils croient connaitre est en fait le résultat de multiples cycles de lecture-écriture, chacun transformant son sens et sa réception. La vitrine présentera donc cette histoire sous la forme d’une enquête qui part du manuscrit lui-même pour progressivement retracer la complexe histoire de sa production. Un grand à merci à Radu Suciu qui m’a fourni tous les documents clés nécessaires à cette enquête, notamment sa notice consacrée à ce codex Bodmer et faisant partie du volume qui accompagnera l’exposition, actuellement sous presse aux éditions infolio et à David Bouvier pour les passionnantes discussions de la semaine dernière sur les origines des récits de la Guerre de Troie et à Mélanie Fournier pour ses documents complémentaires sur les liens qui lient Venise à Troie. 

La vitrine présentera le manuscrit ouvert sur la page ci-dessous :

Guido Troie

La page présente un texte manuscrit sur deux colonnes, dans une écriture de chancellerie italienne, accompagnée de lettrines. Des lignes verticales se terminant par des arabesques entourent les colonnes. En bas de la page, une large illustration montre des chevaliers en armures qui sortent d’un château rose fortifié. Ils chargent violemment d’autres soldats. Qui sont ces chevaliers ? Contre qui se battent-ils ?

Guido Troie-detail

Dans le palais lui-même, un roi couronné un barbu parle à une assemblée constituée d’hommes portant d’étranges chapeaux courbés. Qui est ce roi ? Ces hommes sont-ils ses sujets ?

Guido Troie-detail - priam

Une partie de la réponse nous est donnée plus bas. Dans la marge on peut lire des instructions pour l’enlumineur en dialecte vénitien

Guido notes

« fa qua de sovra Troia como lo re Priamo xe (?) in lo so palazo in una gran sala […] et fa li con le gran barbe »

Le maitre d’atelier demande à l’illustrateur de peindre le roi Priam dans son palais avec sa grande barbe. Ces chevaliers et ces hommes aux chapeaux courbés sont des Troyens. Le texte en latin relate la destruction de Troie et l’épisode  de cette page montre leur contre-offensive contre les Grecs qui assiègent leur ville.

Comment ce récit antique peut-il être dépeint comme une aventure chevaleresque ? Est-ce le manque de connaissance ou d’imagination de la part des illustrateurs du moyen-âge ?  Pourquoi dans cette image, les Troyens semblent-ils si valeureux et les Grecs si pitoyables ?

Une composition normande basée sur des « témoignages » antiques …

Il nous faut retourner au texte et tracer sa généalogie pour mieux comprendre. L’étude du manuscrit Bodmer publié par Hugo Buchthal en 1987 retrace avec précision l’histoire européenne de ce récit. Ce manuscrit témoigne de la circulation des idées dans l’Europe médiévale. Guido delle Colonne recompose en latin entre les années 1270 et 1287, un récit nourrit par texte en vieux français, Le Roman de Troie, écrit par le moine bénédictin Benoît de Sainte-Maure entre 1160-1170, probablement en Normandie. Les « sources » de Benoît sont Darès le Phrygien et Dictys de Crête, deux légendaires « témoins » des événements.

Ce qui peut paraître étonnant pour le lecteur contemporain habitué à Homère, c’est que tous ces récits sont profondément antiGrecs et proTroyens. Homère n’est pas lu à cette époque par ces auteurs du monde latin. La version de l’histoire de Troie qui circule en cette période du moyen-âge dépeint les Grecs comme des agresseurs brutaux et les Troyens comme des victimes innocentes et des résistants héroïques qui auraient pu tenir sans la trahison d’Antenor, un des dirigeants troyens, beau-frère du roi Priam, qui une nuit pactisa avec les Grecs pour les faire entrer dans la cité. Le succès de l’épisode du Cheval de Troie n’est dans cette version pas dû à la ruse d’Ulysse ou la crédulité des Troyens, mais à la trahison d’un des leurs.

Dès le début du XIIIe siècle, le Roman de Troie commence à avoir une influence en Italie où la littérature française était abondamment lue et commentée. Une de raison de ce succès peut être liée aux récits légendaires qui font remonter les origines romaines au peuple troyen. De nombreuses villes d’Italie reconstituent d’improbables généalogies liant leurs contemporains à des héros troyens inventés.

… réinventée en Sicile durant une période de grands bouleversements …

Guido est né autour de 1220 et nommé juge 1242. Il fait partie du groupe de juristes et haut dignitaires de la cour de Frédéric II de Hohenstaufen (1194 – 1250) , puis de son fils Manfred. La cour de Frederic II est un des lieux intellectuels européens les plus sophistiqués du XIII. On y compose de la poésie et des chansons d’amour qui constitueront pour Dante et Pétrarque les origines de la littérature italienne. Néanmoins, même si Frédéric II est un empereur éclairé, il reste avant tout un chevalier et les écrits de Guildo delle Colonne reflèteront cette esthétique chevaleresque.

À Messine, Guido delle Colonne produit sa version de la destruction de Troie dans un contexte politique particulier. Charles d’Anjou conquiert la Sicile en 1266 (après l’avoir reçu par le pape en 1262). Mais il sera repoussé en 1282 après le soulèvement des « Vêpres » siciliennes (cf le célèbre opéra de Verdi) et le débarquement de la flotte aragono-catalane, qui conduiront au massacre des troupes de Charles d’Anjou et des Français.

L’histoire de la destruction de Troie est produite entre 1270 et 1287 donc en plein milieu de cette période charnière de l’histoire de la Sicile et la géopolitique européenne en général. Les thèmes du récit rejoignent la réalité politique de l’époque. Dès 1266, sous la domination de Charles d’Anjou, la culture francophone se déploie en Sicile et c’est peut-être par ce biais que le Roman de Troie est connu par Guido delle Colonne. Le travail de Guido constitue essentiellement une paraphrase de la version française de Benoit de Sainte-Maure, même s’il ne le cite jamais et préfère se référer directement à Dares et Dictys.

Comme le récit de Guido est écrit en latin, une langue internationale plus largement comprise que le Français de Benoit de Sainte-Maure, il se diffuse très largement en Europe et devient plus influent que le modèle sur lequel il se base. Il fut semble-t-il traduit dans presque toutes les langues. Son influence peut même être tracée jusqu’à l’oeuvre de Shakespeare Troïlus et Cressida composée au début du XVIIe siècle.

… puis mise en images à Venise

Le manuscrit présenté à la Fondation Bodmer est vénitien, comme en attestent les notes en dialecte destiné à l’enlumineur. Par ailleurs les 187 miniatures qui le composent mettent en scène des « décors » typiques de l’architecture gothique de Venise. La ville de Troie est visuellement assimilée à la Cité des Doges. Le Palais de Priam est semble-t-il composé sur le modèle du Palais de Doges, dont la construction gothique à débuté en 1340. Sur cette autre représentation quelques pages plus tôt on retrouve les voutes caractéristiques du bâtiment. Rendre Troie sous les traits de Venise n’est pas anodin. Les Vénitiens font remonter leurs origines aux Troyens et à Antenor en particulier. Jacques Poucet dans Le mythe de l’origine troyenne au Moyen âge et à la Renaissance : un exemple d’idéologie politique explique que dans les chroniques médiévales comme la Cronaca di Marco à la fin du XIIIe siècle présente Venise comme le foyer originel de l’arrivée des Troyens, puis de la « diaspora » troyenne en Vénétie et dans le reste de l’Italie.  Ce récit tient vraisemblablement de l’idéologie politique, car en présentant Venice comme antérieure à Padoue, les vénétiens souhaite assoir leur domination sur la cité que se trouve à 40km à l’intérieur des terres. La reconnaissance de la filiation Troie-Venise est donc au coeur de la stratégie politique. C’est naturel qu’elle se retrouve dans les illustrations du manuscrit.

Guido_018v

Le style des illustrations est lui aussi caractéristique de Venise. Un autre manuscrit « La Leggenda die gloriosi santi Pietro et Paolo » aujourd’hui au Musée Correr à Venise montre de grandes ressemblances avec celui de la fondation Bodmer. Tout porte à croire qu’il a été composé dans le même atelier, probablement par la même main. Les points de ressemblances incluent les lignes fines se finissant avec des arabesques circulaires le long des colonnes de textes ou les bâtiments avec leurs fenêtres fines et leur couleur rose ou ocre.

La chercheuse Mirella Levi d’Ancona a conclu que l’enlumineur du manuscrit du Musée Correr est Giustino del fu Gueradino da Forlì et date le manuscrit de 1370. Hugo Buchthal conclut qu’étant donné les ressemblances stylistiques, Giustino est également l’enlumineur de la destruction de Troie et que le manuscrit de la fondation Bodmer doit avoir été produit dans la même période de sa carrière, soit vers 1370.

Que se passe-t-il à Venise en cette fin de XIVe siècle ? Après des siècles de croissance, la ville a subi plusieurs crises. En 1348 la peste noire a emporté plus de 40 000 vénitiens. La rivalité avec Gênes est maintenant à son paroxisme. Elle culminera entre 1378 et 1381 avec la guerre de Chioggia qui verra les Génois arriver aux portes de lagunes.  L’Histoire de Troie anticipe sur cet autre siège où comme dans le récit antique des actes héroiques de quelques-uns (L’amiral Vittor Pisani en particulier) joueront un rôle crucial pour la victoire finale.

Bonnets phrygiens contre coiffes byzantines

Reste le mystère des chapeaux. Pourquoi les Troyens portent-ils ses étranges coiffes arquées ? Dans d’autres pafes du manuscrit, pourquoi les Grecs ont-ils quant à eux de larges chapeaux ?  C’est par la coiffe que l’on distingue les deux groupes de combattants.

Guido_chapeaux

Les coiffes pointues, allongées et courbées des Troyens rappellent le bonnet Phrygien dont Pâris, le fils de Priam et originaire de Phrygie est souvent affublé. Dans l’iconographie romaine, ce bonnet est un symbole d’exotisme. Les rois-mages sont parfois représentés avec cette coiffe. À la Révolution, il devient un symbole de liberté, car il ressemble au chapeau qui coiffait les esclaves affranchis de l’Empire romain.

Quant aux larges chapeaux des Grecs, ils correspondent à une coiffe byzantine, contemporaine de Giustino. Ainsi coiffés, les combattants de l’Histoire de Troie reproduisent l’opposition et les liens qui divisent et unissent Venise et Byzance.

Voici donc l’histoire d’une seule page d’un seul manuscrit, relue sous le prisme des différents contextes européens qui président à sa forme. Nous espérons que par cet exemple et les nombreux autres qui seront présentés dans l’exposition Le lecteur à l’oeuvre, nous pourrons tordre le cou à l’idée trompeuse qu’un texte est avant tout une construction intellectuelle,  résultat du travail d’un auteur solitaire. Ce sont ici évidemment au contraire de multiples mains qui composent, éditent, illustrent et collectivement créent un objet culturel complexe.

Le manuscrit complet peut être consulté sur e-codices

Lancement de la « Venice Time Machine »

mars 14, 2013

Le lancement de la Venice Time Machine, grand projet de Digital Humanities entre l’EPFL et l’université Ca’Foscari a donné lieu à plusieurs d’articles de presse et réactions sur Internet (communiqué officiel, article dans le Temps, repris également dans Le Monde) . Le projet propose une modélisation multidimensionnelle de Venise et de son empire méditerranéen. Son ambition consiste à rendre interopérables des données concernant l’histoire environnementale (évolution de la lagune), urbaine (morphogenèse de la ville), humaine (démographie et circulation) et culturelle (politique, commerce, évolution artistique). La Venice Time Machine comporte des défis en terme de numérisation (des archives immenses et très anciennes), de modélisation (reconstructions cartographiques, gestions de l’incertitude intrinsèque aux données historiques) et de muséographie (comment rendre compte de cette histoire complexe). Les équipes vénitiennes et lausannoises travailleront en étroite collaboration, dans le cadre d’un centre de recherche comme appelé Digital Humanities Venice. Nous sommes également en train de constituer un réseau international de chercheurs qui pourront collaborer à ce grand projet. Maintenant que les annonces sont passées, il est peut-être utile de revenir sur ce qui fait l’originalité de la démarche de cette machine à remonter le temps.

Peut-on construire une machine à remonter le temps ?

Au départ, il y a un rêve, celui d’adapter les outils numériques du présent à l’exploration du passé.  Nous avons depuis quelques années, des outils extraordinaires pour explorer le monde sans partir de chez nous (p.e. Google Earth/Maps/Streetview). Quand nous ne voyageons pas dans l’espace physique, nous parcourons le graphe social documentant les liens et les activités de plus d’un milliard de personnes. Ces services nous donnent l’impression de vivre dans un « grand maintenant ». Le présent est devenu tellement dense que son exploration perpétuelle pour suffit à nourrir notre curiosité.

Il me semble extrêmement important de tenter de construire des outils d’exploration du temps aussi puissant que ceux qui nous permettent de voyage dans l’espace. Peut-on construire un Google Maps du passé pour nous montrer comment étaient une ville ou une région il y a plusieurs centaines d’années ? Peut-on construire un Streetview du passé pour nous montrer à quoi ressemblait une rue à cette époque ?  Peut-on construire  un Facebook historique documentant la vie quotidienne du passé ? Autrement dit :  Peut-on construire des machines à remonter dans le temps ?

Le champignon informationnel

Pour répondre à cette question, il nous faut considérer ce que j’appelle « le champignon informationnel ». L’information numérique disponible sur les dix dernières années est extrêmement riche et dense. Nous pouvons représenter cet abondance par un large plateau. Pour simplifier notre raisonnement, nous dirons que plus nous reculons dans le temps plus la quantité d’information se réduit (il est possible que ce ne soit pas tout à fait vrai, certaines périodes anciennes comme l’antiquité étant potentiellement mieux documentées numériquement que certains périodes intermédiaires comme le moyen-âge). Pour pouvoir utiliser les outils du présent pour explorer le passé nous avons besoin d’une densité informationnelle comparable à celle du présent. Autrement il nous faut élargir le pied du champignon pour qu’il s’approche le plus possible d’un rectangle.

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Une première manière pour réaliser cet « élargissement » consiste à numériser les archives publiques et privées. Il existe des archives télévisuelles de qualité sur une cinquantaine d’années, des archives photographiques sur plus de 100 ans, des archives de presse bien conservées sur au moins 200 ans (et souvent plus), des documents imprimés sur 500 ans, et enfin de grandes collections de manuscrits, dessins ou d’anciennes cartes. La figure ci-dessous montre symboliquement ce que nous pourrions attendre en numérisation et modélisant de telles archives. La courbe s’élargit beaucoup sur les 200 dernières années et continue, puis recommence à rétrécir jusqu’à la Renaissance. Pour des périodes plus anciennes, les sources sont, en général, globalement moins nombreuses et il est possible qu’il soit difficile de reconstituer une densité informationnelle suffisante.

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Pour le pied du champignon et les données les plus anciennes, nous pouvons extrapoler à partir des données existantes et « simuler » les données manquantes. Par exemple, un carnet de bord d’un capitaine de navire vénitien nous indique bien plus qu’un itinéraire particulier, il nous informe sur les routes commerciales d’une époque. De la même manière, une gravure représentant une façade vénitienne nous décrit bien plus que ce bâtiment en particulier, mais nous renseigne sur les grammaires architecturales utilisées à cette époque particulière. Les historiens extrapolent très souvent de cette façon. Il s’agit simplement de formaliser et systématiser cette démarche.

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Gestion de l’incertitude et espaces fictionnels

La gestion de l’incertitude est le coeur du défi scientifique de ce projet. Il s’agit de raisonner dans des espaces où se côtoient des incertitudes de natures très diverses (fiabilités des sources, erreurs d’interprétations, extrapolations basées sur de fausses hypothèses, erreurs dues aux procédés de numérisation). Depuis 50 ans, les sciences de l’information n’ont cessé de développer des approches pour raisonner dans des univers incertains et a priori peu prévisibles (calculs probabilistes, logique floue, apprentissage artificiel, etc.). Des méthodes qui n’ont jusque-là pas reçu suffisamment d’attention en histoire. La rencontre de ces approches formelles et des mondes historiques incertains pourrait donner lieu à de grandes découvertes.

Dans notre approche, chaque source produit ce que nous appelons un « espace fictionnel ».  Ce n’est que par la « jointure » d’espaces fictionnels émanant de divers documents que nous pouvons progressivement produire un passé « probable ». Une conséquence de cette approche est qu’il n’y a évidemment pas un passé, pas une organisation de Venise ou une structuration de son empire maritime, mais de multiples mondes possibles dont nous tâchons d’évaluer la plausibilité.

Des millions de documents

Évidemment nous n’avons pas choisi Venise au hasard. La Cité des Doges représente un cas unique dans l’histoire. Elle a très rapidement mis en place un État bureaucratique, qui deviendra vite un véritable Empire régnant sur toute la Méditerranée. La moindre délibération du Sénat ou des autres chambres était consignée, tout ce qui sortait et entrait dans la Cité, les possessions des habitants… Au total, on estime le nombre de documents exploitables à plus de 100 millions. Une personne seule ne peut évidemment pas compiler une telle somme d’informations.

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Les archives d’états à Venise comportent plus 80 km de documents administratifs couvrant toute l’histoire de la Cité des Doges

Il faudra développer des techniques nouvelles pour numériser, transcrire et indexer une telle masse de documents. Nous testerons différentes approches :  robots capables de manipuler avec soin les parchemins, dispositifs portables permettant une numérisation rapide et efficaces, etc. Pour transcrire ces très nombreux manuscrits, nous devrons développer de nouvelles techniques de reconnaissance de caractères couplées à des modèles des langues dans lesquelles ils sont écrits (latin, toscan, dialecte vénitien). Dans ces transcriptions, nous identifierons les noms de lieux, de personnes, les dates et progresserons pas à pas dans une caractérisation sémantique toujours plus fine.

Des millions de visiteurs

Venise c’est aussi 20 millions de touristes qui chaque année sillonnent les canaux, se perdent dans les ruelles et découvrent une cité dont, le plus souvent, ils ne savent que peu de choses. En développant de nouveaux dispositifs muséographiques, interfaces mobiles ou au contraire très large installation, nous espérons pouvoir faire mieux connaitre la fascinante histoire de ce petit peuple de pécheur qui devint maitre de la Méditerranée. Profitant de nombre du ces visiteurs nous espérons avec les équipes de Ca’Foscari mettre en place une muséographie expérimentale capable d’évaluer les succès et les échecs des dispositifs qu’elle propose. Autant d’innovations qui pourront venir nourrir d’autres musées ou d’autres villes.

Je reviendrai plus en détail sur tous ces points dans de prochains billets.

La généralisation des techniques de suivi du regard annonce une nouvelle économie de l’attention

mars 13, 2013

Le New York Times nourrit des rumeurs sur l’arrivée prochaine d’un smartphone Samsung équipé en standard d’un dispositif pour le suivi du regard. L’occasion de réfléchir à mon monde où nos regards seraient devenus des données numériques. 

Lorsque je travaillais au CRAFT, nous avions conçu avec Andrea Mazzei et Youri Marko un système de lunettes très bon marché permettant le suivi de regard (A 99 dollars eye-tracker). Nous voulions montrer qu’il était aujourd’hui relativement simple de produire des systèmes capables d’enregistrer le regard avec des composants standards et bon marchés et que les possibilités étaient pour la recherche très intéressantes.

Ces lunettes de lecture sont équipées de deux caméras. L’une, tournée vers l’extérieur, regarde ce que vous regardez, l’autre regarde un de vos yeux. À partir de l’image du livre que vous lisez, nous pouvons calculer sa position dans l’espace par rapport aux lunettes. À partir de l’image de votre œil en train de lire, nous pouvons calculer très précisément l’angle de votre regard. Comment nous connaissons la manière dont les deux caméras sont placées sur les lunettes, il nous suffit de faire un peu de géométrie pour calculer précisément l’angle d’intersection de votre regard avec le livre. En répétant cette opération des dizaines de fois par seconde, nous pouvons tracer avec précision le passage de vos yeux sur une page.

Cette vidéo, réalisée par mon collègue Basilio Noris, à partir des travaux de sa société Pomelo et du CRAFT à l’EPFL, donne une bonne illustration du potentiel de ces technologies.

Le passage des techniques de suivi du regard, pour l’instant cantonnées à des utilisations en laboratoire aux objets de grande consommation annonce un « nouveau régime attentionnel » et une nouvelle économie de l’attention qui vont avoir des conséquences sur les médias culturels. Aujoud’hui, il y a l’audimat et les chiffres de ventes des livres ou de fréquentation.  Les études de suivi du regard sont effectuées simplement à de petites échelles Si le suivi attentionnel se généralise par l’intermédiaire de smartphones équipés de dispositifs de suivi du regard ou de lunettes qui capturent l’attention de celui qui les porte, nous basculerons dans une nouvelle manière de concevoir les contenus culturels.

La généralisation de ces techniques aura une conséquence immédiate sur l’écriture des médias « classiques » ?

— Comment écrit-on un livre ou compose-t-on la maquette d’un magazine quand on sait précisément comment il peut être lu ?

— Comment réalise- t-on un film quand on peut mesurer avec précision l’attention du spectateur ?

— Comment conçoit-on des expositions quand l’attention des visiteurs peut être analysée finement ?

Elle ouvre aussi de nouvelles perspectives. Peut-on créer des contenus culturels qui s’adaptent à la manière dont ils sont « lus » ? Peut-on développer des tableaux qui se modifient selon la manière dont ils sont « vus » ? Les artistes seront, comme souvent, les premiers à s’emparer de cet espace à explorer.

Évidemment la généralisation des techniques du suivi du regard pose de nombreuses questions. Le regard est un témoin intime de notre vie cognitive. Il dit parfois beaucoup plus que les études de neurosciences. C’est une porte d’entrée sur nos pensées.

Notre regard dit aussi notre éducation. Un étudiant en architecture ne regarde pas la même manière un livre d’architecture qu’une personne qui n’a pas fait ce genre d’études. Pour les grands acteurs des médias numériques des données qui valent potentiellement de l’or. Trouveront-ils le moyen d’obtenir ces données contre une expérience interactionnelle à haute valeur ajoutée ?